Influence des targums sur la pensée exégétique d’Ephrem

Influence des targums sur la pensée exégétique d’Ephrem*

Avant de publier en 1955 le texte et la traduction latine du commentaire d’Ephrem sur la Genèse et l’Exode(1), Le père TONNEAU avait écrit un article(2) sur l’apport du judaïsme à la tradition syriaque. Il ite Aphraate, originaire de cette Adiabène, si pénétrée de judaïsme jusque dans la famille royale(3), puis il parle d’Ephrem qui, dans son commentaire de l’Exode, utilise discrètement «kes traditions haggadiques des targums juifs»(4). A. GUILLAUMONT, dans la même ligne, le commentaire d’Exode 4,24-26 comme un midrash et y retrouvait les éléments d’une tradition transmise dans les targums palestiniens(5). R. MURRAY, pour sa part, indique un milieu judéo-chrétien pour Aphraate et Ephrem(6). Et T. KRONHOLM traite en 1978 des Motifs from Genesis 1-11, et il se réfère de manière particulière 4 l’influence de la tradition de l’éxégèse juive pour son investigation 4 travers les hymnes authentiques d’Ephrem(7).

Mais ces affirmations out pu être nuancées par ces auteurs et par d’autres. N. SED, dans un article à propos des Hymnes sur le Paradis(8), dit: «En général, les attaches judaïques des symboles d’Ephrem sont évidentes. La présence d’un ensemble de faits convergents constitue ici un indice probant. Cependant, nous ne trouvons jamais d’emprunts matériels, copies serviles de formules ou de sentences rabbiniques»(9). Peut-on dire qu’Ephrem emploie une méthode d’éxégèse analogue à celles des milieux judaïques, ou bien est-ce qu’Ephrem expose les données d’une tradition juive ou judéo-chrétienne, dont les éléments constructifs remontent probablement à des sources palestiniennes anciennes?

Dans cette communication, nous parlerons d’abord de l’influence des targums sur Ephrem dans son commentaire sur la Genèse; mais nous montrerons ensuite comment le diacre d’Édesse a lu l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau, et les évènements de l’ancienne alliance comme des préfigurations de la vie du Christ et de son Église. Dans une troisième partie, nous présenterons les différents problèmes qui se posaient aux chrétiens de Nisibe ou d’Édesse et qui ont nécessité pour Ephrem une interprétation de l’Écriture pour les hommes de son temps.

1. Influence des targums sur Ephrem

Nous ne pouvons faire une investigation totale dans le commentaire sur la Genèse d’Ephrem vu son caractère fragmentaire(10). Mais nous pouvons mener une enquête pour découvrir les traits communs à Ephrem et aux targums. Dans la méthode d’abord. On voit comment dans le cas d’Ephrem, l’exégèse chrétienne se place dans le prolongement de l’exégèse juive(11). La Bible est considérée comme une unité, et l’Écriture est comprise à la lumière de l’Écriture elle-même(12). Pour cela, Ephrem use des citations de textes de l’Ancien ou du Nouveau Testament pour expliciter une idée. Ainsi, en parlant du ciel et du firmament (C Gen 1/4), il fait appel aux textes d’Ézéchiel (1,27) et des Actes des Apôtres (7,55; 9,3; 22,6); et en cherchant à indiquer l’origine de tout être, il a recours à ce que dit 1 R 18,44 ou Pr 3,20 (C Gen1/5). Il cite Gn 1,3 sur le souffle de Dieu, mais ne peut s’empêcher de penser à l’esprit impur qui tourmente Saül (1 S16,14; cf C Gen1/9).

D’autre part, il a des allusions à des faits historiques(13) ou même à des personnages pour expliquer le sens d’un verset. Ceci est clair dans les bénédictions de Jacob à ses fils. En commentant Gn 49,5-7 qui a trait à Siméon et Lévi, il use de la paraphrase et parle de Zimri (prince d’une famille de Siméon) et de Pinhas (fils de Lévi par Aaron) (C Gen 42/4). La «prophétie» adressée à Issachar renvoie à Gédéon(14), et celle adressée 4 Dan se prolonge dans la personne dans la personne de Samson, fils de Manoah(15).

Parlant d’un personnage ou relatant un fait, le targum le rapproche d’un autre fait et apporte les explications nécessaires à son auditoire. Ainsi quand Sara vint à Abraham en colère parce qu’Agar l’a méprisée, le targum lui fait raconter son histoire avec Abraham et ce qu’elle a supporté pour lui(16). Ephrem se contente à cet endroit d’une parole de Sara: «Je ne t’ai pas échangé contre un roi alors que toi aujourd’hui tu glorifies une servante et tu la places au-dessus de moi(17).

Mais, outre les idées(18) communes aux targums et au commentaire sur le Genèse d’Ephrem, il y a la forme extérieure où le diacre d’Édesse utilise les mêmes procédés que nous trouvons dans les targums. Je me contente de faire remarquer les précisions qui s’ajoutent au texte pour l’expliciter(19), les exhortations par lesquelles le commentateur appelle l’auditeur ou le lecteur à la pénitence(20). La dramatisation apparaît dans plusieurs passages. En citant l’Écriture, c’est Moïse qui parle(21). Ce qui est dit dans la Bible en une phrase est prolonge par un long discours(22).

Et le dialogue aide le lecteur à s’identifier avec les personnages et à prendre position pour ou contre Dieu (C Gen 2/25-26). Le commentateur pose des questions (C Gen 2/7), offre des alternatives et associe le lecteur à la recherche du sens du texte (C Gen 4/2).

Ce sont là quelques éléments pour montrer l’apport des targums au C Gen d’Ephrem. Nous devrions plutôt parler d’une atmosphère de recherche (daras<) où le rédacteur des targums et les commentateurs chrétiens ont puisé aux mêmes sources afin de présenter aux fidèles le message biblique. Mais Ephrem n’en restera pas à ce stade, car pour lui, comme pour les Pères de l’Église, l’évènement sauveur définitif a eu lieu et le Nouveau Testament, tout en s’appuyant sur l’Ancien, a opéré une coupure totale: le monde ancien est passé, voici qu’une réalité nouvelle est là (2 Co 5,17).

2. L’Ancien Testament lu à la lumière du Nouveau

Pour ce tendre compte du chemin parcouru par Ephrem afin de dpasser le monde de l’exégèse juive, l’étude du C Gen 42 et 43 sera notre point de départ. Le targum lit le texte de Gn 49 et essaie de l’appliquer à la situation du peuple de Dieu(23). À Ruben étaient destinés la primogéniture, la royauté et le souverain sacerdoce; ils ont été donnés successivement à Joseph, à Juda et à Lévi (Tg Gn 49,3: N). Issachar incline l’épaule de la Loi et non pour vivre dans l’esclavage (Tg Gn 49, 15: N). Dan rappelle au peuple la rédemption éternelle (Tg Gn 49, 16-18: N). Nephtali est le messager qui annonce les bonnes nouvelles (Tg Gn 49, 21: N). Chez Benjamin, on construira le Temple, et sur son territoire demeurera la gloire de la Shekinah (Tg Gn 49, 27: N). Ce qui se dégage de tout cela ce sont des idées générales. Mais pour Ephrem, l’Ancien Testament ne peut avoir de sens s’il est fermé sur lui-même, car il a sa plénitude en Jésus-Christ. Pour cela le commentaire d’Ephrem sera plus littéral - et cela dans la ligne d’Antioche(24) - mais il dépassera la lettre pour aboutir au Christ; convaincu de la convergence de l’Ancien Testament vers le Nouveau, comme le dit L. LELOIR(25), Ephrem les a interprétés sans cesse en référence l’un à l’autre. En cela, nous retrouvons la méthode paulinienne de l’allégorie qui considère que nous sommes en face d’un ordre périmé qui doit être dépassé puisque caduc: cet ordre a joué son rôle à iun moment donné dans l’histoire du salut, et ce rôle est maintenant achevé(26).

Comment comprendre cette afirmation? En lisant Gn 49, Ephrem divise son commentaire en deux chapitres bien distincts. C Gen 42 présente l’interprétation littérale de ce que l’Écriture appelle les bénédictions de Jacob, et C Gen 43 en présente l’interprétation spirituelle(27). En parlant de Ruben, Ephrem se met d’abord au niveau historique: il est entré chez Bilha alors qu’elle dormait sur son lit(28); mais au niveau spirituel, Ephrem passe à Moïse qui efface la malédiction de Ruben (Dt 33,6) comme le Christ rendra vaine la sentence portée contre Adam lors de sa sortie du paradis (C Gn 43/2). D’Issachar sortira Gédéon, le vainqueur des Madianites, et de Dan, Samson qui aura affaire aux Philistins. Tel est le sens littéral qui se dégage d’abord du texte et qui nous mène au salut qui adviendra pour toutes les nations par Jésus (C Gen 42,7,9). Mais dans le commentaire spirituel, Ephrem admire ce que fait le Christ pour son Église (C Gen 43/5) qu’il défend contre Satan (C Gen 43/6). Ce qui dans le targum était présenté de manière générale, prend chez Ephrem une précision particulière du fait que l’évènement de salut a eu lieu en la personne du Christ. Quant à Benjamin qui fut sauvé des Éthio-piens, de Sennachérib et de la maison de Gog (C Gen 42/5), il est le type de Paul qui prendra au Malin toutes les âmes avant de se reposer de son labeur et de recevoir la grande récompense (C Gen 43/11).

La figure de Juda sera examinée à cause de son aspect typiquement messianique. Le texte massorétique dit: «Le sceptre ne s’écartera pas de Juda, ni le bâton de commandement d’entre ses pieds jusqu’à ce que vienne celui auquel il appartient et à qui les peuples doivent obéissance» (Gn 49,10). Le targum comprend le texte du Roi Messie(29), et il applique au Messie attendu ce qui est dit de Juda sans souffler mot de David (Tg Gn 49, 10-12: N et Ps Jo). Ephrem s’attache à ce qui est dit de Juda et le place sous l’étiquette littérale; il parle de son rôle dans l’affaire de Joseph, puis de Tamar. Il s’arrête à la personne de David dans la ligne du Nouveau Testament(30) pour aboutir à la personne du Christ. Le sens spirituel est contenu dans le sens littéral: Jésus, fils de David, est le Roi Souverain à qui appartient la royauté. Il vient de la Synagogue, mais son regard se porte sur l’Église qui vient des nations(31).

Que pouvons-nous tirer de ces quelques faits? Qu’Ephrem penant son point de départ dans la tradition exégétique du judaïsme le dépasse et le mène à la tradition chrétienne. L’apport de la Bible devient ainsi une base pour un développement ultérieur; ou pour parler la langage de la Scolastique, l’Ancien Testament, tel que commenté dans les targums, est comme «l’ancilla» du Nouveau Testament; il sert de tremplin pour le commentateur(32). On a dit même qu’Ephrem a puisé des figures dans l’Ancien Testament comme il a puisé dans la nature les images qui l’aident à exprimer le mystère du Fils(33). Ainsi nous est apparu un aspect essentiel de l’exégèse d’Ephrem; tout en profitant de l’apport de l’exégèse juive, il l’a dépassée infiniment, et il a lu l’Ancien Testament à la lumière du Christ en qui habite toute la plénitude de la divinité (Col 2,9). Il nous reste à voir comment il a actualisé les textes sacrs pour y découvrir une réponse aux questions des fidèles de son temps.

3. Une exégèse actualisée

Une étude sociale de ce quatrième siècle dans lequel vivait Ephrem nous aiderait à découvrir d’autres constantes de son exégèse. L’élément juif ne facilite pas la tâche à l’Église de Nisibe et d’Édesse, car il lui crée des problèmes aussi bien sur le plan politique que culturel(34). L’élément grec imprime sa marque sur la théologie influence par Antioche(35) et les mouvements de pensée orientale connaissent une effervescence tumultueuse de pensée orientale connaissent une effervescence tumultueuse qui ne manque pas de poser des problèmes aux chrétiens(36). Avant d’être un maître d’école(37), Ephrem fut un diacre au service de l’Église, et par conséquent en contact avec les gens et leurs problèmes. Il avait devant lui les astrologues avec leur notion de fatalité, les manichéens, les marcionites et les bardésanites avec leur conception de la liberté, du mal et de la cration. A ces «hérétiques» qui vivent dans l’erreur(38), Ephrem répondra à partir du texte biblique et cherchera en même temps à éduquer les fidèles dans la sainte doctrine (yûlfonô).

Ainsi au début de son C Gen il attaque tour à tour les grecs avec leur erreur sur la préexistence des essences, les orientaux sur la comception de la lumière qui est un existant à l’égal de Dieu, les manichéens de manière spéciale qui considèrent les ténèbres (h$s<ûkô) comme un îtyô, un être en soi face à l’Être divin. il réfute les grecs en partant de la signification littérale du texte biblique(39) et en s’appuyant sur la particule «’et» en hébreu qui précède le complément direct; cette particule a été traduire dans la Bible par «yot», c’est-à-dire substance(40). Ephrem dit: «Qu’on sache que, comme le ciel et la terre furent créés au commencement, ils furent réellement ciel et terre, et non quelque chose d’autre qu’on nous désigne sous le vocable de ciel et de terre» (C Gen 1/1). Et il conclut: pas de dénominations vides de contenu, et la substance de la nature s’attache à la dénomination des noms(41).

Le thème de la lumière est trop important pour qu’Ephrem ne le touche pas en mentionnant la création de la lumière au premier jour (Gn 1,3; C Genm 1/8-9), et des luminaires au quatrième jour (Gn 1, 13-19; C Gen 1/23-24). La lumière, cette force cosmique d’immortalité, comme disent les gnostiques(42), devient pour le diacre d’Édesse une créature comme tous les autres(43). L’Écriture ne peut tolérer la présence d’un être éternel en face de Dieu(44). Pour cela, la lumière est créée à son heure, c’est-à-dire après le ciel et la terre(45), et le soleil et la lune sont appelés de simples luminaires et non de leur noms «s<» et «yerah$»(46). D’ailleurs Dieu donnera un nom à a lumière et aux ténèbres, comme il en donnera aux deux luminaires, signe qu’il les domine et qu’ils lui obéissent.

Ephrem commence par abaisser la notion de lumière dans la conception de ses auditeurs: elle est créée douze heures après le ciel et la terre(47) et elle ressemble à une nuée lumineuse faite justement pour l’utilité des hommes(48). Puis il montre la place des ténèbres dans l’univers. Si pour les gnostiques les ténèbres ont leur signification indépendante par rapport à la lumière, si pour les mandéens, elles sont une sphère, une substance, comme la lumière, si pour les manichéens, elles constituent une réalité face à la lumière, si pour les manichéens, elles constituent une réalité face à la lumière(49), pour Ephrem elles forment une partie du couple naturel «lumière-ténèbres». Dieu fit l’une pour que les habitants du monde puissent y travailler, et il fit les autres pour que les créatures puissent y prendre du repos (Tg Gn 1,5: Ps Jo). En dehors de cette conception tout est erreur qu’Ephrem ne peut tolérer(50), car comment appeler «existant» un autre être que Dieu(51)?

Et Ephrem de faire descendre les ténèbres de leur piédestal. Elles ne sont pas un «existant» (‘îtyô), même pas une créature (brîtô); elles sont à peine un accident attaché à une substance; et le texte les nomme «ombre» (t/elolô) qui s’attache au firmament. Nous lisons dans C Gen 1/16: «Les ténèbres vinrent à l’existence à partir des nuages et du firmament et elles périssent du fait de la première lumière du soleil; copmment auraient-elles une existence propre, elles qu’une chose engendre par son déploiement, et qu’une autre chasse par son apparition»? Avant que Dieu ne crée, nul être n’existe; à l’origine, il n’y a que le néant, le «toh wa boph», le chaos et le vide dont furent faits le ciel et la terre. Ce «toh wa boh» n’est pas une réalité, quelque chose d’existant en soi (medem ‘îtaw), mais absence d’être (lô medem). Ainsi, après l’absence d’être, la terre vint seule à l’existence sans que rien d’autre n’existât (C Gen 1/2-3), ni la lumière, ni les ténèbres ni quoi que ce soit.Aurions-nous là une création a nihilo face à l’existence d’essences éternelles?

Ainsi avons-nous remarqué un aspect de l’exégèse d’Ephrem dans son commentaire sur la Genèse. Baignant dans une atmosphère judaïque du fait de l’influence de Babylone sur Nisibe, le maître d’école a pris les méthodes de l’exégèse juive et s’est inspiré de nombreuses idées qu’on trouve dans les targums ou les midrashs. Mais il a dépassé ce que pouvait lui apporter le judaïsme, pour expliquer l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau et pour lire les événements de la Bible comme des préfigurations de la vie du Christ et de son Église(52).Cela, il l’a fait à la lumière de l’évènement définitif du salut qui a eu lieu par la naissance de Jésus à Bethléem de Juda au temps du roi Hérode, et pour répondre aux besoins des chrétiens de son temps en butte aux difficultés et aux erreurs de toute sorte. Ici nous dirons que le C Gen n’est pas le tout de l’œuvre d’Ephrem, et les différents hymnes sont une manière de commenter l’Écriture où les symboles et les paraboles sont abondants; là, le diacre d’Édesse donnera toute sa mesure.

A cet égard, je prendrai l’exemple de Caïn et d’Abel comme un test. Dans C Gen 3/1-8, Ephrem s’attache aux offrandes des deux frères, à leur querelle, aux circonstances prochaines qui ont provoqué la mort d’Abel, au châtiment et à la mort de Caïn(53). Mais au-delà de ces questions développées car C Gen, d’autres thèmes apparaissent dans les hymnes éphrémiennes. Le couple lumière-ténèbres nous place dans une atmosphère manichéenne(54). Les ténèbres naturelles sont le symbole de Caïn et conséquemment, la lumière est le symbole d’Abel. Dans C Gen nous ne trouverons pas de réflexion qui montre en Abel une image du Christ, et Caïn est regardé comme le premier meurtrier dont l’épée fut la joie de la Mort(56). A partir de là, Ephrem dégagera une leçon morale pour ses contemporains: ne pas lutter les uns contre les autres. Vous n’êtes pas fils d’Adam, ô gens d’Édesse, mais fils de l’Esprit; le fils d’Adam tua son frère de manière gratuite(57), mais vous, fils de l’Esprit, tendez à la vie et à la paix, non à la mort(58).

 

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