Le Messie de Juda

Le Messie de Juda. Gn 49,8-10

dans Saint Ephrem et les traditions judaïques

Dans son Commentaire sur la Genèse(1). Ephrem le Syrien consacre deux chapitres à l’interprétation(2) de paroles de Jacob tel qu’on les lit dans Gn 49. Ce sont là les «bénédicitons de Jacob»(3) à ses douze fils, qu’Ephrem lit de deux manières(4): à la première, il donne le nom de sû’ronôyit qu’on a pris l’habitude de traduire «de manière littérale»(5); et à la seconde, le nom de rûh$onôyite, «de manière spirituelle». Je dirais qu’au niveau littéral, saint Ephrem s’en tient au dessein du salut tel qu’il appraît dans l’Ancien Testament(6), tandis qu’au niveau spirituel, il cherche le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament et évoque le Christ à partir de tout personnage, de tout texte et de toute scène de la Bible(7).

Notre porpos ne cherchera pas à suivre ce que dit saint Ephrem au sujet de chacun des fils de Jacob dans le cadre de l’exégèse littérale(8) ou de l’exégèse spirituelle(9); mais nous nous en tiendrons au seul personnage de Juda (Gn 49, 8-10) pour en découvrir la portée messianique(10) à la lumière des traditions judaïques(11).

1. Juda, tes frères te loueront (Gn 49,8)

Tel est le point de l’éloge que Jacob prodigue à Juda. Si la critique littéraire avance que ce texte a été écrit à l’époque de Salomon pour l’éloge de sa monarchie(12), il est clair que le poète qui l’a écrit avait en vue, non la personne de Juda, juste nécessaire pour camper la dynastie davidique dans les temps anciens, mais le personnage de Salomon qui descend de Juda.

Mais les traditions judaïques en général, et les textes trargumiquesen particulier, lisent ce texte de manière littérale et essaient de l’actualiser. Pour cela, le commentateur juif porte son regard sopit en arrière, aux origines historiques réelles ou supposées telles, soit en avant, au moment de plein accomplissement de la parole divine.

Un tel retour en arrère fait connaître la raison pour laquelle Juda est loué. D’arbord, il a délivré Joseph de la main de ses assassins(13), ou au moins il n’a pas pris au péché de ses frères, tenant son âme à l’écart du meurtre de Joseph(14). Ensuite il s’est montré noblre dans l’affaire de Tamar. TgN parle de l’in-nocence(15) de Juda, TgJo dit que Juda fut délivré(16) du jugement de Tamar.

C’est dans cette ligne des traditions judaïques que s’engage saint Ephrem: Juda n’a pas trempé dans le meurtre de Joseph et il n’a pas partiicpé au dessein mauvais de ses frères. Là où le TM (texte massorétique) ne précise pas, TgN parle d’assassins (qtwlwy) et TgJo de meurtre. Mais, alors que celui-ci présente l’at-titude négative de Juda qui «a tenu son âme à l’écart»(17), celui-là insiste sur son attitude positive. Ephrem, pour sa part, montre que Juda n’a pas pris part au meurtre(18) de Joseph qui a pu être sauvé au conseil qu’il a donné à ses frères. En outre, il détaille les consquences du comportement de Juda: Si Joseph fut le père de deux tribus, c’est grâce à Juda. Si Joseph avait péri, toutes les tribus auraient péri de faim, et si cela n’est pas arrivé, c’est grâce à Juda, qui a préservé aussi ses frères du péché de meurtre(19), en faisant du bien à leurs âmes.

Quant à Tamar, le TM la considère plus juste(20) que Juda, puisqu’elle a plus de souci que lui de sa propre descendance. TgN et RgJo apportent des précisions dans le sens du TM, mais Ephrem parle de meurtre au sujet de Tamar et de ses fils comme il l’a fait à propos de Joseph(21) et il présente Juda comme quelqu’un qui fut délivré (etfas%î) à deux reprises: dans un cas, il n’a pas tué son frère, et dans l’autre il a laissé vivre les deux fils de Tamar(22).

Ainsi, Juda sera loué pour ces deux raisons, et ses frères seront appelés «Juifs» (Yhwdym) d’après le nom de Juda: il est clair qu’il sera difficile pour Ephrem de suivre les targums sur ce point. Peut-il en rester à une vision étroite qui se borne au peuple de l’Ancien Testament et a fortiori aux douze tribus issues de Jacob, lui qui parle non pas du peuple juif, mais des nations païennes, en portant son regard sur l’Église issue des nations(23)?

Mais en attendant ce roi qui vient et à qui se soumettront tous les royaumes, Juda aura une descendance formée de rois(24), de rois et de princes(25), de scribes docteurs de la Loi(26), ou de maîtres docteurs de la Loi(27).

Le terme hébreu qui parle du roi est s

Toutes les anciennes versions ont traduit mh$qq par un nom de fonction(32), et les plus vieux commentaires y ont vu la désignation prophétiques des divers autorités(33). Le fragment de la grotte 4 de Qumrân l’entend de «l’alliance de la royauté»(34), alors que le Siracide(35) comprend le terme dans le sens de scibe et docteur de la Loi. Si les traducteurs modernes ont éprouvé des diffcultés pour rendre mh$qq par un nom de fonction, c’est à cause du parallèle avec le mot s

Comment la Ps< a-t-elle lu ce couple de mots s< est fidèle en ce point au TM. Le s

Dans son commentaire de Gn 49, Ephrem cite le texte de la Ps<(38) et l’enrichit de ses connaissances sur les traditions judaïquesm puis il l’empreint de sa marque propre. Il reprend aux targums l’idée de roi, laissant de côté les notions de bâton ou de tribu; et il s’inspire de la Ps< pour le concept de prophétie et de révélation antérieure au Christ, laissant dans l’ombre la Loi ou les docteurs qu’il l’expliquent ou l’enseignent. A ce sujet, nous lisons:

«Mais il est dit à propos du Royaume: «Même si (ses fils) étaient éprouvés et humiliés, cependant nul ne peut leur prendre (le royaume), parce que le Seigneur de ce royaume conserve le royaume dans leurs tribus». Et pour montrer qu’il parlait non point de sa tribu, mais du diadème qui sera transmis par lui, il écrivit: Le sceptre, c’est-à-dire le roi, ne s’écartera pas, ni le révélateur qui est le prophète révélant (les choses) à venir jusqu’à ce que vienne: non pas David que le royaume a magnifié, mais Jésus, de David, qui est le Seigneur du Royaume(39)».

Ephrem joue sur le sens du mot s

Arrêtons-nous ici un instant au idées de prophétie et de royaume telles que les développe saint Ephrem. Il est notoire que le prophétisme a connu son déclin au lendemain de l’exil(42). Dieu parlait par des hommes qu’il envoyait; maintenant, sa parole dite dans la Tora suffit avec des textes qui sont l’objet de la vénération.

Pour cela, la communauté a désormais besoin de scribes (sprym) pour guider le peuple. Cette tradition que nous avons trouvée dans les targums reflète la mentalité du judaïsme officiel. Mais il y a une autre tradition qui reste attachée au prophétisme dans la ligne de Dt 18, 15, et certains docteurs vont considérer que dans le monde à venir, tout Israël sera formé de prophètes(43). D’ailleurs la figure de Moïse le révélateur et celle d’Élie le prophète resteront vivantes dans le peuple de l’Ancien Testament. Ephrem cherchera à reconnaître cette figure(44) comme le feront les Pères de l’Église, pour y retrouver les traits du visage du Christ dans les livres des prophètes(45).

Ephrem parle de roi et de royaume comme le fait la littérature judaïque, mais pour lui, il n’y a pas beaucoup de rois qui se succèdent: il n’y a qu’un roi, et c’est David qui dirige nos regards vers Jésus-Christ, le Seigneur du Royaume. De plus, les targums passent de Juda directement au roi qui doit venir, alors qu’Ephrem lit le texte de la Genèse à la lumière du Nouveau Testament qui considère Jésus-Christ comme fils et Seigneur de David (Mt 22,45). Et pour montrer qu’il s’agit d’un roi, et non de plusieurs rois, Ephrem dit: «Ou bien qu’on me montre qu’il y eut avant David des rois qui se suivent dans Juda et qui gardèrent le diadème à David; ou bien, s’il n’y avait pas de rois avant David, il est sûr que c’est par David et par ses fils que le royaume fut transmis»(46). Ainsi David n’est pas la fin, mais le commencement; ce n’est pas pour lui que fut préparé le Royaume puisqu’il n’y eut pas de rois avant lui; c’est pour Jésus-Christ que David et ses fils gardèrent le diadème et le lui donnèrent quand il vint(47).

À lire le commentaire de Gn 49,10, nous distinguerions deux temps dans l’attente: avant le ‘damô («jusqu’à») et après le ‘damô. Tout ce qui est avant le ‘damô, c’est-à dire le sceptre ou le roi, le révélateur ou le prophète, tout est rapporté à David et à ses fils issus de Juda. Là, nous sommes dans le domaine du sû’ronôyit ou l’économie de l’Ancien Testament. Tout ce qui est après le ‘damô nous place dans l’économie du Nouveau Testament (rûh$nôyit ou domaine spirituel), car il se rapporte à Jésus, Fils de Dieu(48). Dans cette même ligne, Ephrem s’écarte d’une bonne partie de la tradition judaïque qui présente un Messie guerrier: il demeure au milieu du combat comme le lion et la lionne et il n’y aura ni peuple ni royaume qui tienne contre lui; il ceint ses reins et sort au combat contre ses ennemis et il tue des rois avec des princes(49). Pour Ephrem, le Christ est humble et il est entré dans sa ville sur un ânon; et au lieu der verser le sang de ses ennemis, il verse son propre sang(50). Ainsi, tous les mystères sont menés par Jésus-Christ à leur accomplissement(51); le royaume de David sera son royaume et la synagogue deviendra l’Église formée des nations païennes.

3. Le royaume du Messie qui vient

Nous nous sommes bien éloignés des traditions judaïques en suivant saint Ephrem dans l’interprétation chrétienne des événement du salut. Il faut y revenir à propos du roi Messie à qui appartient la royauté. Mais comment arriver à cette signification à partir du TM?

Toute la difficulté vient du sens à donner au mot hébreu sylh. Sommes-nous en face d'un des titres du Messie qui ne se lit que dans ce passage de la bible(52), ou avons-nous affaire au nom de la ville qui reçut l'Arche d'Alliance avant Jérusalem? Désigne-t-on par ce mot le pacifique, le dominateur ou l'envoyé qui vient? Parle-t-on même d'un cadeau ou d'un tribut que les tribus apporteront au Messie(53)?

Les versions ont essayé de percer le mystère. La Vulgate corrige le texte et propose: jusqu’à ce que vienne celui qui est envoyé(54). La recension samaritaine du Pentateuque a omis de transcrire le Y, ouvrant la voie à la tradution «celui à qui appartient»(55). Et les versions grecques ont intrerprété l’expression en considérant slh comme une allographie de slw(56). Cependant, faut-il comprendre la phrase: «jusqu'à ce que vienne celui auquel il appartient»(58)? L'amphibologie demeure.

Les traditions juives suivies par le syriaque précisent qu’il s’agit du Messie qui tient entre ses mains le sceptre du royaume(59). TgN et TgO disent: «jusqu’à ce que vienne le Messie à qui appartient la royauté; TgJo propose: «jusqu’à ce que vienne le roi Messie à qui appartient la royauté»(60). A ce Roi Messie se soumettront tous les royaumes(61).

La Ps< a rendu le TM ainsi: «jusqu’à ce que vienne celui à qui il appartient(62), et c’est lui qu’attendront les peuples». Mais Ephrem ajoute le mot malkûtô (le royaume) et propose: «à qui appartient le royaume», en se laissant influencer par la tradition targumique(63). Mais bientôt il s’en sépare, en voyant l’accent mis ici sur un messianisme d’ordre temporel; il se place alors dans une perspective chrétienne et propose un messianisme d’ordre spirituel. Le Messie qu’attendent les nations, c’est Jésus-Christ(64).

Ainsi est donc esquissé la figure de Juda dans le Commentaire de saint Ephrem sur la Genèse. Quand il lit les textes dans la ligne de l’Ancien Tertament et de manière «littérale», il profite des traditions judaïques et les incorpore à sa synthèse. Mais quand il fait passer ses «lecteurs» du régime de la Loi et de la Lettre à celui de l’Esprit, il se détache de ces traditions, et son interprétation «spirituelle» se fera à la lumière de l’Évangile qui résume les Écritures et les accomplit.

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