Marie, la tige de Jessé
Quand on lit la généalogie de Jésus-Christ, au début de l’évangile de Matthieu, on y découvre ce qu’on appelle aujourd’hui un arbre généalogique avec toute la liste des ancêtres. Dans Matthieu, on remonte jusqu’à Abraham, en passant par David(1) Mais ce qui attire notre attention, c’est la bifurcation de la fin. Alors que la lignée est toute masculine, Abraham, Isaac, Jacob, elle se termine par la phrase suivante: «Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie de laquelle est né Jésus, que l’on appelle Christ» (Mt 1,16). C’est que Jésus est né d’une mère vierge: il n’est pas né du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu (Jn 1,13)(2). Et sa généaologie doit pas-ser par sa mère, que les Pères de l’Eglise ont tenu à appeler la tige de Jessé. C’est de cette appellation que nous allons parler, en commentant d’abord le texte isaien, en montrant les commencements qui se répétent. A la fin, le Pères de l’Eglise et les auteurs spirituels éclaireront notre chemin.
1 - Un nouveau David
a - L’enfant et sa mère
Isaie a vécu au huitième siècle av. JC. au temps du roi Achaz de la lignée de David (735-719 av. JC). Le fils de David ne fut pas à la hauteur du roi David. Et le prophète devait le soutenir jusqu’au moment où il désespère de lui et met son espoir dans son fils Ezéchias(3). Devant une coalition de Damas et de Samarie contre le Royaume de Juda, il fait appel à Téglat-Phalassar 3, au lieu de mettre sa confiance en Dieu seul, malgré les conseils d’Isaie(4). C’est alors l’occasion de trois oracles. Le premier, l’oracle de l’Emmanuel (7, 10-17) tourne autour de l’enfant qui va venir: «Voici que la jeune fille(5) est enceinte, elle va enfanter un fils et elle appellera son nom Emmanuel» (v. 14). Le deuxième oracle de l’Emmanuel (8, 23-9,8) y annonce le signe glorieux d’un enfant, né depuis peu de temps. Une époque nouvelle devra l’attendre. Le troisième oracle se lit en 11, 1-9, où il est parlé d’un «rejeton» issu de la souche de Jessé. Ce personnage est caractérisé comme descendant de David, ce qu’était aussi Emmanuel (Is 7, 14; 9,6). Nous sommes là dans une idéologie de méssia-nisme royal, avec la mère(6) à côté de son fils, comme était Bethsabée à côté de Salomon. Et ici, la Vierge Marie est à côté de son Fils, comme aux noces de Cana. Il a suffi qu’elle dise: «Ils n’ont plus de vin» (Jn 2,3) pour que l’eau soit changée en vin.
b - Un rameau sortira
Ici nous nous concentrons à l’étude d’Is 11,1-9. Et nous commençons par le contexte. Il s’agit du roi messianique et de son royaume avec une discussion sur les rescapés, le reste d’Israël.
Que deviendra la descendance de David après la guerre assyri-enne qui laisse le pays à feu et à sang? Y a-t-il un avenir pour le royaume? Et le prophète de revenir à la grandeur et à la gloire de ce roi qui transcende tous ceux qui sont vecus après lui(7), et qu’il peint dans 9,6: «Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné, et le pouvoir a été mis sur son épaule».
Une fois encore, nous sommes à l’une des trois grandes fêtes qui se célèbrent au Temple de Jérusalem, avec la grande foule qui vient de la ville comme de la campagne. Le grand prêtre rappelle à voix haute les paroles de la promesse, dites à David (2S 7, 1ss), et la foule renouvelle sa loyauté à l’alliance du Sinaï(8). Dans ce cadre solennel, le prophète Isaïe dit son poème qui suit immédiatement ce que nous lisons en Is 10,22: «La destruction est décidée qui fera déborder la justice». Cette justice punit; mais le plus souvent, elle sauve. Un reste survivra.
«Un rameau sortira» (11,1). Il s’agit de la jeune branche qui croît à partir d’un tronc, que ce tronc soit coupé comme en 6,13, ou qu’il soit intact(9). Dans Is 11, la tige de Jessé est toujours là, et c’est d’elle que sortira un rameau. Les Pères de l’Eglise ont vu dans le rameau Jésus-Christ, et dans la tige, dans la souche, la Vierge Marie. C’est un nouvel espoir après la catastrophe. En effet, Sennachérib l’Assyrien a investi Jérualem en 701 et annexa 46 villes et leurs régions aux royaumes d’Ashdod, Eqron et Gaza (Pays des Philistins). A quel degré est arrivée la monarchie à Jérusalem? Le passé est bien sombre. Pour cela, Isaïe regarde vers un roi de l’avenir, un nouveau David. Mais ce nouveau David ne viendra plus, car le prophète revient à l’avant David, à son père Jessé, à l’origine de la dynastie. Le premier rameau semble éliminé, il faut en chercher un autre sur cette même tige, sur Jessé comme premier sens, et sur Marie comme second sens, car le Fils qu’elle enfantera n’a pas pour père quelqu’un de la race de David, mais Dieu le Père lui-même. Et comme l’Esprit repose sur ce futur roi, il se repose sur Marie qui a conçu de l’Esprit Saint.
La situation que décrit Isaïe en 10,33-34, montre l’ampleur de la catastrophe: «Le Seigneur Dieu jette bas le Rameau avec violence: ceux qui sont de haute stature sont abattus, les plus élevés sont mis à bas»(10). Même le Liban avec sa superbe forêt de cèdres «s’écroule». Ce qui fait que nous ne trouverons plus que des arbres abattus, qui ne peuvent plus porter de fruit(11). Un tel arbre mérite d’être coupé, comme dit le Seigneur dans l’évangile(12). Et Jérusalem sera détruite tôt ou tard. La ville de l’orgueil va tomber, et le Seigneur revient au village d’où est venu David, à Bethléem. Ici Isaïe rejoint Michée. Ce n’est pas de Jérusalem que viendra «celui qui doit gouverner Israël» mais de «Béthléem Ephrata». C’est vrai qu’elle est «toute petite pour compter parmi les clans de Juda». Mais celui qui «sortira» d’elle lui donnera une autre stature. C’est à Bethléem que naîtra Jésus; sa mère le mettra dans une crèche. Mais cette crèche et la loca-lité où est né le Messie seront le point de rassemblement des juifs comme des païens, des Bergers comme des Mages(13).
2 - Un nouveau commencement
Avec le Nouveau Testament, nous sommes dans une situation de sécheresse apparente au point de vue humain, une non-attente. Avec Zacharie et Elisabeth, le cycle de la naissance est terminé: tous deux sont vieux. Et Elisaneth paraît stérile, comme un arbre qui n’a plus de feuille et qui ne peut plus porter de fruit. Quant à Marie, elle est vierge, elle ne connaît point d’homme. Comment va-t-elle enfanter et comment va se perpétuer la génération des enfants de Dieu? Mais ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. C’est lui qui va agir dans la naissance de Jean-Baptiste; et surtout dans celle de Jésus le Messie. «La vierge sera enceinte et mettra au monde un fils qu’on appellera Emmanuel»(14).
En effet, quand Dieu s’engage dans un nouveau commencement, l’homme découvre qu’il est au bord de la mort. Cela est clair dans la marche du peuple hébreu dans le désert. Quand le peuple refuse d’entrer en Canaan, et s’apprête à revenir en Egypte au risque de mourir(15), le Seigneur punira, mais reprend le chemin de la Terre promise avec un reste à qui il donnera sa Loi. Et quand le peuple se met à adorer le veau d’or, le châtiment sera terrible. Mais le Seigneur dira à Moïse: «Maintenant, va, conduis le peuple à l’endroit que je t’ai indiqué; mon ange t’accompagnera»(16).
Il ne faut pas oublier que l’appel de Dieu est sans repentance. Il a commencé et il terminera, malgré le péché de l’homme. Si le rameau peut être jeté, comme des sarments qui ne portent pas de fruit, la vigne est toujours là, et un nouveau rameau fleurira.
Ce fut le cas au temps d’Isaïe. Il commence son poème en revenant à la tige. De prime abord, nous sommes en présence d’une forêt majestueuse dont il ne reste qu’un ensemble d’arbres morts. Dieu a jugé son peuple pour son apostasie. Mais un reste demeure d’où sortira le roi qui règne à jamais. Et quel homme prétendrait avoir un règne qui dure jusqu’à la fin? Seul l’homme Dieu, Jésus-Christ, est celui qui nous invite au Royaume des cieux. Lui seul peut être ce rameau qui sortira de la tige de Jessé. Il portera le fruit attendu, après qu’il fut lui-même «le fruit des entrailles de Marie»(17).
Oui un nouveau commencement eut lieu, lors de la naissance de Jésus. Les frères qui avaient alors le pouvoir se sont battus(18). Et Rome est venue, avec ses armées, dominer le pays en attendant de détruire Jérusalem en l’an 70 ap. JC.. C’est vraiment le vide d’où l’on n’attend plus rien d’un roi ou d’un prêtre. Mais les prophéties messianiques avaient gardé tout leur dynamisme; et leur non-accomplissement dans l’immédiat était propre à fortifier l’espérance(19). Chez Marie, chez Joseph, chez les bergers qui accourent quand on leur annonce la naissance d’un Sauveur. Le peuple d’Israël est devenu un tronc qui n’a pas de vie, un figuier qui ne porte pas de fruit, un sarment coupé de la vigne. A sa place fut greffé le monde païen, comme dit Saint Paul dans l’épître aux Romains.
Mais la tige de Jessé était toujours là. Elle était représentée par Marie la nouvelle Eve, et le début d’un nouveau peuple. Ici nous nous rappelons que dans la Bible le femme désigne aussi le peu- ple(20). C’est cela qui est clair dans les textes de l’Apocalypse. La femme est Marie qui a enfanté «un fils qui dirigera toutes les nations avec un bâton de fer». Mais elle est aussi le symbole du peuple de Dieu» qui s’enfuit dans le désert, où Dieu lui prépare une place(21). De cette tige sortira un rameau. C’est le véritable fruit qu’attend le monde, avec celui qui est «le premier-né d’une multitude de frères», le premier-né de toute créature(22).
3 - La spiritualité chrétienne
On peut étudier les textes qu’on appelle «messianiques» dans Isaïe et s’y arrêter, considérant qu’il faut lire les textes de l’Ancien Testament à l’intérieur de l’Ancien Testament sans en sortir. Et même lire les textes du Nouveau Testament dans le cadre de l’Ancien Testament. Ce n’est sûrement pas notre point de vue, car si le Nouveau Testament plonge ses racines dans l’Ancien, celui-ci ne retrouve la pleine lumière que dans le Nouveau. Et si on est bibliste de formation, on peut découvrir la personne de Jésus-Christ et ne pas aller au delà. Mais les Pères de l’Eglise, surtout en Orient, sont convaincus de la convergence de l’Ancien Testament vers le Nouveau; ainsi tout personnage, tout texte et toute scène de la Bible, sont évocateurs d’autres per-
sonnages, textes et scènes(23). Ils y découvrent tant de symboles. Ephrem y est un exemple frappant surtout quand il faut parler de la Vierge Marie. Je me contente de citer une strophe des Hymnes sur la Nativité: «La femme (Eve) avait contracté une dette à l’égard d’Adam parce qu’elle est sortie de lui. Aujourd’hui elle (Marie) lui a payé sa dette car elle lui a enfanté le Sauveur (Le second Adam)(24).
Mais que disent les Pères de l’Eglise de la tige de Jessé? Nous commençons par citer Saint Bernard(25) dans le sevond sermon sur l’avènement du Seigneur:
«Un rejeton sortira de la tige de Jessé, une fleur s’élèvera de ses racines (Is. 11,1). Je cherche quel est le rejeton qui doit sortir de la tige de Jessé, et quelle est cette fleur sur laquelle doit se re-poser l’Esprit du Seigneur: la Vierge, Mère de Dieu, est ce rejeton; la fleur,c’est son Fils. Le Fils de la Vierge est une fleur, fleur blanche et rouge, choisie entre mille; fleur que les anges désirent voir... C’est ainsi, c’est absolument ainsi que le sein de la Vierge a fleuri; c’est ainsi que les entrailles, inviolables, intactes et chastes de Marie, ont produit la fleur, comme un pâturage d’une éternelle verdure, dont la beauté ne doit jamais se faner, dont la gloire durera toujours. O Vierge, sublime rejeton, que vous êtes élevée en sainteté! Est ce n’est pas étonnant, parce que vous avez jeté vos racines dans l’abîme de la plus profonde humilité... O véritable arbre de vie qui seul a été digne de porter le fruit du salut».
Hugues de Saint Victor(26), dans une homélie sur l’Assomption célèbre Marie: «La Vierge, Mère de Dieu, est un nouveau rameau; son Fils est la fleur. Marie est, à juste raison, appelée rameau. Car elle est un rameau droit, un rameau élevé jusqu’au ciel; rameau menu, rameau faible, rameau flexible, rameau vert, rameau en fleur, rameau fertile en fruit, rameau droit par la foi, élevé par l’espérance, menu par l’humilité; flexible par la mansuétude, fleuri par la conception virginale, fertile par l’enfantement du salut... La Vierge conçoit, la Vierge enfante, elle demeure Vierge. Et de quelle manière conçoit-elle? L’ange la prévient, le Saint Esprit opère, la vertu de Très-Haut l’ombrage».
Et Saint Bonaventure(27) de réfléchir sur la Bienheureuse Vierge Marie dans la deuxième lecture: «Le Seigneur est avec Marie comme la fleur avec le rameau qui la produit. Marie est ce rameau dont il est dit: il sortira un rameau de la tige de Jessé. L’Esprit du Seigneur reposera sur lui (Is. 11,1). Appliquons à ces paroles l’œil de notre esprit; donnons toute notre attention, premièrement au rameau, secondement à sa fleur».
«Premièrement, considérons que ce rameau, rameau royal, est la Vierge Marie, comme cela est évident par le bienheureux docteur Ambroise(28), qui, s’adressant à l’auguste Vierge lui dit: Pour nous, O Vierge, qui avez mis au monde le Seigneur, vous êtes du peuple d’Israël, vous êtes devenue rameau; rejeton de la racine de Jessé, vous avez été élevée, vous avez fleuri; Verge Aaron, vous avez produit des feuilles, et vous avez enfanté. Marie est une tige de parfum, une verge de bois, une verge d’or, une verge de fer. Marie est une tige de parfum pour ceux qui commencent; une verge de bois pour ceux qui vont en avant; une verge d’or pour les parfaits; une verge de fer pour les incorrigibles et les démons... Ainsi la Vierge Marie est une verge de parfum dans notre conversion, une verge fleurie dans notre avancement spi-rituel, une verge d’or dans notre perfection, une verge de fer dans notre défense»(29).
Et nous terminons par Saint Ephrem:
«Heureuse es-tu Marie! Sans vœux ni prière, tu a conçu et en-fanté, tout en étant vierge, le Seigneur de tous les fils de ses compagnes (à elle): ils furent et ils sont purs et justes, prêtres et rois.
... Qui, comme Marie, caresse son Fils dans son sein? Qui ose appeler son fils le fils de celui qui a créé, de celui qui a façonné? Et qui jamais a appelé son Fils le fils du Très-Haut?».
Conclusion
Telle fut notre démarche pour découvrir en Marie celle qui est la tige de Jessé. Nous avons lu le texte biblique du prophète Isaïe; il nous a amenés à Jésus-Christ qui fut, comme David, de la tige de Jessé. Avec David il y eut un premier commencement de la royauté, qui a abouti à un échec total. Avec Jésus, le nouveau David, ce fut un autre roi, dont le royaume n’est pas de ce monde. Il fut ce rameau qui a fleuri sur une tige: cette tige est, pour les Pères de l’Eglise l’image de la Vierge Marie. Reine même auprès du roi; elle contient dans son sein celui que les cieux ne peuvent contenir; elle nourrit de son lait celui qui nourrit l’univers tout entier.
Petite, elle fut grande par son Fils. Humble servante, en qui le Seigneur fit de grandes choses. Avec elle commença une nouvelle humanité, fleurit un rameau avec la puissance du Saint Esprit qui couvrit Marie de son ombre.