Les citations bibliques chez Yahya Ibn Adi

Les citations bibliques chez Yahya Ibn Adi

Yahya, ibn Adî fut avant tout un philosophe et le maître de l’École aristotélicienne dans le monde arabe(1) après la mort de al-Fârâbî et Abi Bišr Matta. Mais il fut aussi un apologiste chrétien qui défendit les points de la foi contestés par les musulmans, et un penseur jacobite qui réfuta les affirmations nestoriennes à propos de la personne du Christ et de sa mère. Or, peut-on parler de la foi chrétienne et de ses dogmes majeurs, à savoir l’incarnation en l’occurence, sans revenir à l’Écriture qui en constitue le fondement? C’est ce que fit Yahyâ, et nous essayons de le suivre dans certaines de ses œuvres pour détecter les citations bibliques dont il émaille son texte, et découvrir une certaine exégèse à l’orée de la littérature arabe chrétienne.

I. Les citations bibliques dans l’œuvre de Yahya Ibn Adi

Dans quelles œuvres de Yahyâ avons-nous de chance de déceler les citations bibliques? Il est clair que nous ne recourrons pas à ses traductions, commentaires ou traités philosophiques(2), mais à son œuvre religieuse avec les quatre subdivisions proposées par le père Samir dans son introduction au traité de l’Unité de Yahyâ ibn cAdi(3).

1. L’œuvre religieuse de Yahyâ

Nous pouvons partager l’œuvre religieuse de Yah$yâ en deux grands blocs selon qu’il s’adresse aux musulmans directement ou indirectement, ou qu’il contredit les Nestoriens: ligne apologétique ou ligne théologique.

a) A l’adresse des musulmans

L’œuvre apologétique s’adresse aux musulmans. Elle traite d’abord du Dieu un et trine. Les chrétiens ont-ils raison de croire que le Créateur est une substance unique douée de trois attributs(4)? Comment les chrétiens comparent-ils le Fils à l’intelligent (câqil) et non à l’intelligible (macqûl), le Saint-Esprit à l’intelligible, non à l’intelligent(5)? Est-il permis aux chrétés qu’ils appellent personnes (’aqânîm)(6)? Elle traite en second lieu de l’incarnation et partant de la rédemption. Possibilité ou impossibilité de l’Incarnation(7); nécessité de l’incarnation(8); réponse à ceux qui disent que le Christ est un par accident(9), ou explication à propos des attributs que l’on donne au Christ comme homme(10). Comment parler de la naissance du Christ(11) ou de la mort de Dieu(12) ou de l’abstention de Marie du commerce des hommes(13)? Elle traite en troisième lieu de ce qui a rapport à l’Évangile: authenticité(14), divergences entre les évangiles(15) et les évangélistes(16); mais elle s’attaque aussi à l’un ou l’autre verset mal compris, ou interprété de façon tendancieuse. Que signifie l’exression: «Si ton œil te scandalise»(17); ou «Ce ne sont pas les dens bien portants qui ont besoin de médecin»(18)? Le Christ connaît-il le jour et l’heure(19), a-t-il voulu fuir le calice de la mort(20), est-il maudit parce qu’il fut crucifié selon la parole de l’Écriture(21)?

b) Controverse avec les nestoriens

Les auteurs chrétiens des différentes confessions s’efforçaient de présenter un front commun face à l’Islam et d’affirmer leur foi commune(22) au-delà de leurs divergences doctrinales. Mais quand elles étaient entre elles, elles ouvraient toutes grandes les portes à la controverse. Dans cette ligne s’inscrit la grande polémique anti-mestorienne de Yahyâ ibn Adî(23), à laquelle il convient d’ajouter entre autres les trois traités sur les nestoriens(24). Dans ces œuvres, Yahyâ montre les contradictions de la pensée de l’adversaire par la voie de la logique(25); il les réfute en montrant que le Christ est une substance une et non deux substances(26) et cela au nom du monophysisme, et il donne la preuve de l’unité de la substance du Christ; enfin il conclut que l’union est substantielle(27). Avant d’aller plus avant, je proposerai les remarques suivantes; Yahyâ est d’abord un philosophe, et ses moyens pour réfuter l’adversaire sont ceux de la philosophie. En ce sens, il manipule les arguments avec une logique implacable ne laissant à l’adversaire aucun répit jusqu’à ce qu’il se rende. Ensuite, ces discussions théologiques sont menées en vue des musulmans ou en présence des musulmans. En ce sens, le recours à l’Écriture ne sera pas des plus fréquents. Le groupe de ses élèves étant formé aussi bien de chrétiens que de musulmans(28), il se devait de rester sur un terrain commun aux deux, le terrain de la philosophie. On constate aussi que certains traités s’adressaient de manière directe à des musulmans qui contestaient une affirmation ou une opinion, et d’autres de manière indirecte. Je veux dire par là que quand Yahyâ écrivait à des chrétiens, «à des frères»(29), en fait il les aidait à défendre leur foi devant les musulmans. Et l’on pourra d’ores et déjà avancer que ces petites citations bibliques ne constitueront pas la conclusion de la démonstration, mais un des ponts de départ avec les données de la foi. Cependant, nous connaissons deux traités où l’on trouve une démarche classique de démonstration, et où la citation biblique forme un argument n soi. Il s’agit de la lettre de Yah$yâ à ’Abû’l-Hasan al-Qâsim ibn Habîb; là l’auteur, après avoir présenté les credos des jacobies et des nestoriens et répondu aux questions, présente les références bibliques à l’appui de sa thèse. Il en est de même pour la discussion de Yahyâ avec al-Misrî. Le texte présente les objections et la réfutation des objctions avant de faire appel aux textes de l’Écriture et des Pères(30). Il dit à ce sujet: «Voilà notre croyance. Et on pourra l’établir de la même façon à partir de nombreux témoignages qu’on trouve dans les Livres Saints de Dieu et dans les propos de nos saints Pères Docteurs»(31).

2. Les livres bibliques

En faisant ma petite enquête, j’ai remarqué que beaucoup de traités théologiques ou apologétiques de Yah$yâ ne citent pas de textes bibliques, n’y font même pas allusion. C’est le cas du traité de l’Unité(32) ou de l’affirmation de celui qui dit le Créateur est une substance unique douée de trois attributs(33). Mais ce n’est là qu’une remarque dite en passant.

a) Ancien Testament

Les livres de l’Ancien Testament ne sont pas fréquemment cités, bien au contraire. Je n’ai découvert qu’un verset de l’Exode (7,1) et un autre des Psaumes (50,1) à propos du terme «Dieu» auquel les chrétiens donnent six significations(34). Le troisième qui se lit dans le Deutéronome peut aussi bien se lire dans l’épître de saint Paul aux Galates(35); le quatrième se trouve dans Joël (3,1) et dans les Actes des Apôtres (2,17). Cela confirme l’idée reçue que les chrétiens de langue arabe ont surtout lu les livres du Nouveau Testament et plus spécialement encore les Évangiles, les livres de l’Ancien Testament restant un privilège réservé à une infime minorité(36). Mais il n’empêche que Yahyâ connaît la division des Saintes Écritures en Ancien Testament et en Nouveau Testament, et ne cesse d’affirmer que ces livres révélés contiennent la vérité de la doctrine. Il écrit à ce sujet: «(Nous alléguerons)... ensuite la doctrine que les Chrétiens surtout doivent recevoir de l’Ancien testament comme le Pentateuque et les Prophètes, et du Nouveau Testament, comme l’Évangile, le livre des Apôtres, c’est-c’est-à-dire les Actes, les épîtres, le livre de l’Apôtre saint Jean»(37). Il écrit aussi: «Si les paroles qui témoignent de la vérité de ma doctrine... les Livres de Dieu... qui ont été révélés... l’Évangile et les livres des Prophètes, ainsi que les livres des Envoyés, comme Jean, un des Apôtres, et d’autres, et les disciples du Christ...»(38).

b) Saint Paul

Nous venons de parler de l’épître aux Galates, d’autres textes pauliniens seront cités par Yah$yâ pour défendre sa doctrine: Un texte revient souvent sous sa plume: «Le Christ, le Fils de Dieu est un»(39), et cela pour insister sur l’unité de la personne du Christ. Dans un premier commentaire, Yahyâ dit: «Ce Sage (Paul) a voulu dire que la réalité (macnâ) du Christ est une, et non que le nom du Christ est un». Cette réalité, est-elle «une substance ou un accident? Dire que le Christ est un accident serait la plus absurdité (’al-mubâl). Et s’il n’est pas un accident, il doit nécessairement (darûrat) être une substance. Or, s’il est une substance, et que celle-ci est une, le Christ doit donc être une substance une. Ce que nous voulions démontrer»(40). Dans un second commentaire, Yah$yâ pousse l’argument: «Si cette réalité, qui est une, est un accident , à laquelle des neuf catégories ressortit-elle»(41)? Dans un troisième commentaire, il objecte à l’adver soire: «Saint Paul dit: ‘Le Christ, Fils de Dieu, est un’. La conversion de cette proposition donne: ‘Cet un est le Christ’. D’après leur supposition, cet un serait accident; le Christ serait donc accident; et si l’on convertit cette proposition, l’on obtient: ‘Cet accident est le Christ’. Puisque d;après la doctrine des Chrétiens, le Christ est Dieu et homme, cet accident serait Dieu et homme; proposition d’une impiété (kuhr) grossière et d’une honteuse absurdité»(42). Je me suis étendu sur cet exemple pour montrer un peu comment Yah$yâ part du texte biblique pour exposer la doctrine qu’il professe. Par le raisonnement, il tire la conséquence de la pensée nestorienne et montre son absurdité, puisqu’elle aboutirait à dire que Dieu est un accident (carad). Et quand ses adveresaires attaquèrent son exégèse des textes, il rétorqua: l’affirmation proposée ne contredit pas la raison, par conséquent elle ne peut être fausse(43). Dans 1 Co 15,47, Yahyâ part de l’affirmation que le deuxième homme est le Seigneur du ciel, pour conclure: Le Christ est donc Seigneur venu du ciel, en tant que Verbe de Dieu, et homme, par la forme par laquelle le Seigneur venu du ciel a été informé»(44). Les nestoriens attaquent les monophysites et font appel au mot devenir (sâra) pour nier leur conception de l’incarnation. Yahyâ explique le sens du mot devenir; il se réfère à 2 Co 5,21 qui dit que Dieu a fait Jésus «péché pour nous», et à Ga 3,13 où il est dit: «Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi et il devint (sâra) malédiction pour nous». Le Christ, commente Yahyâ, a accepté le malédiction qui pesait sur nous, comme il a assumé notre corps sans qu’il ait changé sa substance en corps(45).

c) Saint Jean

Nous avons lu jusqu’à présent des textes pauliniens dans le cadre de la polémique antinestorienne. Il nous faut maintenant aborder la littérature johannique. Citant les premiers versets de la première épître de saint Jean, Yah$yâ dit: «Il se trouve que Jean, l’Apôtre chaste, le préféré, commence sa lettre... et qui s’appelle la Catholique, en disant: Nous annonçons celui qui est dès le commencement, celui que nous avons vu de nos yeux et que nous avons touché de nos mains (...) et ce que nous avons vu nous vous l’annonçons» (1, Jn 1, 1-3). Ceci montre clairement (dalâlat wâdibat), et explicitement (tasriban), et non d’une façon allusive (min gayr tacrîd) que l’éternel est celui-là même qui a été vu et touché. Car si celui qui a été touché n’était l’éternel sous aucun point de vue, la parole de l’Apôtre serait mensongère (kâzib); or elle ne l’est pas»(46). Ce que nous remarquons ici comme ailleurs, c’est que l’Écriture est la règle de foi qui ne se discute pas. Nous essayons de la comprendre à la lumière de la raison et du credo de l’Église, mais nous ne pouvons jamais récuser son témoignage (sãbâdat). Le début de l’Évangile de saint Jean reste la pièce maîtresse pour «établir la doctrine» monophysite et «en montrer la vérité»(47). Yahyâ présente «ses thèses qui sont prises des livres authentiques (sâdiqat) de Dieu» et il bâtit 1là-dessus des raisonnements (qiyâsât) valables (sabîbat), irréfutables et sans défauts»(48). Et Yahyâ de poursuivre: «Nous procédons en premier lieu à partir de ce que dit l’Évangéliste Jean... Il commence son Évangile en disant: ‘Au commencement était le Verbe et le Verbe était près de Dieu et le Verbe était Dieu(49). Il dit ensuite un peu plus loin: «Le Verbe est devenu chairs et il a habité en nous’(50). C’est notre croyance même! Elle est exprimée explicitement et textuellement dans l’Évangile, sans paraphrase et sans image. Nous croyons en effet que le Christ est Dieu le Verbe, informé par la forme de l’homme»(51). Par la suite, Yahyâ explique ce que comprennent les Jacobites quand ils disent: «Le Verbe devint (sâra) chair (labman) et devint homme (‘insânan) ayant une âme (nafs) et un corps (jasad). Après avoir démontré que l’homme est composé (mutaqawwin) et constitué (mu‘allif) d’un corps (badan) et d’une âme, il parle de l’union de la divinité et de l’humanité dans le Christ, union toute extérieure demblable à l’union de la lumière avec le globe qu’elle traverse(52). Et pour en terminer avec les nestoriens, nous citons la parole du Christ rapportée dans Jn 20,17: «Je vais chez mon Père et votre Père, chez mon Dieu et votre Dieu»; de ce texte, on tire la conclusion que le Christ n’est pas Dieu. Yahyâ leur répond en distinguant «entre ce qui est un dans le sujet et ce qui est un dans la définition» et en indiquant l’exemple du Créateur: il est une substance, mais il est qualifié par trois attributs; dont chacun est une substance(53). Ici encore Yahyâ part du texte biblique et lui applique les catégories d’Aristote pour désarmer l’adversaire.

Je me suis attardé aux textes de la controverse nestorienne, car c’est de là que la pensée théologique tire l’essentiel de son argument biblique. Yahyâ recourt à l’Écriture qu’il interprète à la manière monophysite avec les armes du raisonnement philosophique, et la présente en faveur de la doctrine qu’il défend. Mais justement les nestoriens lui refusent sa manière d’interpréter les textes. Pour cela, nous posons le problème de l’exégèse qui consiste dans l’interprétation philologique et doctrinale d;un texte dont le sens, la portée sont obscurs et sujets à discussion. Je commencerai par présenter la manière de Yah$yâ de s’adresser aux musulmans et je terminerai par sa discussion avec les nestoriens sur le problème de l’interprétation des textes bibliques.

II. Interprétation de la Bible par Yahya

1. Avec les musulmans

Maintes fois Yahyâ ibn cAdî a eu l’occasion d’interpréter le texte biblique pour des musulmans ou pour des chrétiens en milieu musulman. Ce sont alors de petits traités(54) où Yah$yâ répond à une difficulté, explique un verset pris surtout aux Évangiles. C’est l’interprétation de la réponse du Christ Seigneur au scribe qui lui demande: «Que faire pour hériter la vie» (Lc 10,25)? C’est la solution du doute à propos de la parole du Christ Seigneur pour ce qui est du jour et de l’heure (Mt 24,35), à propos de la parole du Christ en croix: «Père, si possible, que ce calice passe loin de moi» (Mt 26,39; Mc 14,36). Que signifie la parole: «Personne n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel» (Jn 3,13)? Comment interpréter la parole de l’Évangile: «Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin» (Mc 2,17)? Quel est le sens de la parabole dix vierges (Mt 25,1-13) et quel est son rapport avec la parole qui dit: «Les enfants du monde sont plus sages que les enfants de lumière dans leur génération» (Lc 16,8)? Que signifie la parole: «Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les porcs» (Mt 7,6) et comment interpréter la parole de l’Évangile: «Si ton œil te scandalise ou ton pied... arrache-le... car tout sera salé de feu» (Mc 9,43...50)?

Après cette énumération de textes Bibliques cités par Yah$yâ et commentés dans de petits développements, nous nous arrêtons sur quatre traités: l’un est imprimé et les trois autres sont sous presse. Le premier est un résumé de ce qu’a dit Yah$yâ à propos de l’abstention de Marie de la fréquentation des hommes; le second est une apologie philosophique d’un lemme du credo; le troisième et le quatrième donnent le pont de vue chrétien sur les divergences entre les Évangiles. Le but du premier traité(55) est de répondre à ceux qui disent que Marie ne demeura pas vierge après avoir enfanté Jésus. L’objecteur ne peut être un chrétien; il serait un musulman ou un philosophe comme on en trouvait beaucoup à Baghdad. Cet objecteur prétend qu’on ne peut soutenir la croyance en la doctrine de la perpétuelle virginité de Marie ni par les arguments de la raison, ni par un texte inspiré, ni par une interprétation sainte. Yahyâ s’appuya alors sur l’Écriture sainte et il l’interpréta en usant de preuves rationnelles. Il cita deux textes: le premier dit: «Joseph ne l’approcha pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté son fils premier-né(56). L’objecteur pourrait insinuer que Joseph approcha Marie par la suite. Mais Marie possède, dit Yahyâ, le sommet de la vertu qui consiste en la mortification des mauvais désirs; alors quel besoin a-t-elle d’approcher un Homme. Le second texte auquel Yahyâ fait allusion: «Son règne n’aura pas de fin» (Lc 1,33); il l’utilise pour étayer le premier. Marie n’a pas besoin d’avoir des rapports sexuels après la naissance de Jésus, dans le but d’avoir d’autres enfants, car son fils demeure à jamais. Ainsi, un texte biblique un autre, et la preuve rationnelle aidant, Yahyâ arrive à bout de l’adversaire. Et au-delà d’une question somme toute particulière, Yahyâ défend la véracité de la religion chrétienne en s’appuyant sur la raison et la révélation qu’il considère comme complémentaires. Le deuxième traité s’adresse à des chrétiens qui vivent en milieu musulman qui cherchent le sens de la préposition «de» (min) dans un lemme du credo: «Il a pris chair de (min) l’Esprit-Saint et de (min) la Vierge Marie»(57). Yahyâ explique ce lemme en faisant appel à deux textes bibliques (Mt 1, 16,25) pour affirmer la naissance de Marie, et à deux autres (Mt 1, 18, 20) pour confesser la naissance du Christ par la puissance de l’Esprit. Prenant son point de départ dans saint Paul (Ga 4,4) qui dit que Jésus est né d’une femme, dans la chair, et usant de l’argument logique, Yahyâ distingue entre la cause matérielle qui est Marie et la cause efficiente qui est la divinité représentée ici par l’Esprit-Saint. Mais comment parler de l’action de l’Esprit-Saint sur Marie? Yahyâ propose quatre analogies. On ne peut tirer du fer une épée sans que le feu ne descende sur le fer; ainsi l’Esprit est descendu sur Marie (Lc 1,35). De même que l’Esprit planait sur les eaux (Gn 1,2) pour en faire sortir des êtres vivants (Gn 1,20), de même il est descendu sur Marie. Comme l’oiseau couve ses œufs, ainsi l’Esprit a-t-il couvert Marie de son ombre. Et le Dieu qui a fait sortie de la terre des plantes (Gn 1,11) sans que des germes de plantes ne se trouvent en elle, a voulu lui-même que la Vierge Marie conçoive sans un germe humain. Puis, après avoir distingué entre les deux sens de «min = de», Yahyâ termine par une synthèse qu’il prend au livre des Proverbes (9,1): «La Sagesse s’est bâtie sa maison». Et il explique: Dans le mot «bâtir», il y a une allusion à l’agent (l’Esprit-Saint) et la matière (la nature de Maire).

Les troisième et quatrième traités expliquent «les divergences entre les évangiles»(58). Le troisième a pour titre: «Sur les divergences (ibtilâf) entre les évangiles dans l’expression (lafz) et le contenu (macnâ). Yahyâ distingue trois genres de divergences: la contradiction, la divergence dans le contenu mais sans contradiction, et la divergence dans les mots seulement. Le premier genre est éliminé a priori du fait de l’immunité (cismat) dont jouissent les Livres Saints. Nous ne sommes pas en face de divergences dans les mots mais dans le contenu sans qu’il y ait contradiction. Pour prouver sa thèse, Yahyâ use de deux arguments généraux: l’Esprit-Saint descendit sur les disciples (Jn 14,26; Ac 2,3) et leur conféra l’immunité; chaque évangéliste écrivit aux moments où les besoins l’exigeaient ce qui lui sembla être utile. Puis il donne un exemple précis: le Prologue de saint Luc (1,1-3) qu’il cite ainsi: «... beaucoup de gens ont écrit des récits et des nouvelles (’aqâsis wa-abbaran) concernant les nouvelles et les récits sur le Christ, qui ne lui apparurent pas satisfaisants... Quant à moi, je t’écris, ô Théophile, de ce que j’ai reçu (’abada) de la part de ceux qui ont vu et ont été témoins» (câyana wa-šâbida). Et Yahyâ de terminer en confessant la sagesse de Dieu qui va apparaître avec plus d’évidence encore dans le quatrième texte. Le titre de ce dernier traité de Yahyâ s’intitule: «Les motifs (’asbab) qui ont amené (muwjibat) les évangélistes à diverger entre eux de ce qu’ils ont rapporté dans les évangiles». Le problème posé est le suivant: les évangélistes n’étant pas d’accord sur un texte identique, cela fait croire à l’examinateur malveillant qu’ils se sont contredits. Mais cela ne peut pas être et les divergences vont permettre aux savants de pratiquer l’effort intellectuel (’ijtibâd), aux lecteurs de discerner (tamyîz) les sincères (sâdeq) des hypocrites (munâfiq), et nous incite à acquérir la sagesse pratique (’irtiyâd).

Et l’on vo it dans ces deux derniers traits comment Yahyâ a retourné la difficulté, et ce qu’on considérait comme un inconvénient est devenu un avantage. Les divergences entre les évangiles deviennent une richesse pour nous et une preuve de leur véracité, sinon on aurait dit qu;il y avait eu concertation. Et les divergences entre les évangélistes se présentent comme des antidotes contre la paresse et l’inertie. A travers ces traités, nous remarquons comment Yahyâ allie la raison à la révélation, le texte biblique et l’interprétation posant le problème du rapport entre la philosophie et la foi, et le résolvant dans un équilibre qui va donner un certain avantage à la raison qui est en fin de compte le juge de la véracité de toutes nos affirmations.

2. Avec les nestoriens

Nous n’avons pas eu d’écho chez les musulmans sur la mannière de Yahyâ ibn cAdî d’interpréter le texte biblique. Par contre le système du feed-back joue avec les nestoriens qui repoussent les argumentations de Yahyâ telles qu’il les tire de l’Écriture par une exégèse qui leur semble partiale et partielle.

Yahyâ et son interlocuteur sont d’accord que l’argument scripturaire constitue la base de toute argumentation. Mais quand il s’agit d’interprétation, les avis divergent. C’est que chacun des partis ne part du texte biblique dont il essaie de faire l’exégèse, mais de la doctrine qu’il propose, et il cherche à tailler les données de l’Écriture à la mesure de ses thèses.

Nous lisons d’abord ce que dit al-Misri qui défend la position nestorienne: «Quant aux paroles de l’évangéliste Jean, que tu cites, et qui, d’après toi, seraient un argument en ta faveur - il affirme en effet textuellement que le «Verbe est devenu chair» -, ces paroles que tu cites ne contiennent aucune preuve en ta faveur. Car tu ne fais que rapporter des choses qui sont sujettes à interprétation (ta’wîl). Or, l’interprétation de ces trois mots (kalimat = verbe; sâra = devenie; labm = chair) que donnent les commentateurs qui sont venus avant toi n’est pas celle que tu en fournis. Leur croyance (’ictiqâd) à ce sujet est autre que la tienne. Ils l’ont interprété à la façon des nestoriens et ils l’interprètent différement de toi»(59). Le maître mot est «croyance». C’est à partir de sa croyance que chacun cherche à comprendre les versets de l’Écriture. Et al-Misri de poursuivre son exposé en faisant appel aux Pères de l’Église; puis il attaque Yah$yâ parce qu’il a lu le texte johannique selon le sens apparent (zâber); et il poursuit: si on lit le texte johannique selon le sens apparent, pourquoi ne lirait-on pas aussi selon le sens apparent la phrase paulinienne qui dit que le Christ est devenu (sâra) malédiction pour nous? Et si Yah$yâ affirmait que nous étions en face d’une métaphore, et que les expressions étaient sujettes à interprétation, alors pourquoi interpréter une expression dans le sens allégorique et interpréter de nombreuses autres dans le sens apparent? Si le Christ n’est pas devenu réellement péché (2 Co 5,21), malédiction (Ga 3,13), pierre (Mt 21,42)... alors il n’est pas réellement (calâ-baqîqat) devenu chair (labman).

L’argument d’al-Misri était de poids; il présentait une interprétation «allégorique» pour parler le langage des biblistes, à la manière de l’École d’Alexandrie. Mais Yah$yâ propose à son tour une certaine exégèse littérale à la manière de l’École d’Antioche. Il dit à al-Misri: «Nous ne voyons d’ailleurs personne prendre ces paroles en témoignage contre nous, sinon toi, car elles sont un témoignage en notre faveur, au contraire de ce que tu dis»(60). et c’est alors une discussion: quand faut-il prendre le sens apparent, quand faut-il interpréter? C’est la raison qui est maîtresse de vérité en ce cas. Yahyâ dit: «Si le sens apparent de la proposition indique ce que la raison (al-cuqûl) trouve vrai, si on a le témoignage et la preuve de la vérité, et si la raison ne trouve aucune vérité dont elle est le sujet, dans ce cas le sens apparent convient le mieux. Il en est de mème si la raison trouve vraie une de ces interprétations, mais s’il n’y a rien qui témoigne ou qui prouve qu’on puisse réellement infléchir la proposition dans ce dens, en dehors du sens apparent, si celui-ci s’impose donc davantage et s’il est plus près de la vérité d’infléchir la proposition dans le sens qu’indique le sens apparent; bien que le sens apparent soit avec égalité avec l’interprétation qui est porteuse de vérité. Mais si la raison ne trouve pas vrai ce qu’indique le sens apparent et s’il est la cause que celui qui l’exprime ne parle pas la vérité (al-baqq), dans ce cas, la proposition présuppose nécessairement une interprétation (ta’wîl) qui la rende vraie (sabba) et qu’on attribue au sens apparent»(61).

Une fois la raison posée pour convaincre l’adversaire, il ne reste plus à Yahyâ que d’insister sur «la véracité (sidq) de ceux qui ont tenu ces propositions» savoir les Apôtres et les Prophètes, sur «le fait que la raison accepte la vérité (sibbat) de ce qui est visé par les textes» de l’Écriture, sur le fait «que les textes se confirment (mucâdadat) les uns les autres», un texte éclairant un autre(62).

Voilà un exposé rapide sur la manière dont Yahyâ ibn cAdî a cité les textes bibliques et les a interprétés. Si les citations sont peu nombreuses, et Yahyâ n’est pas d’abord un bibliste, elles sont bien mises en valeur, et l’auteur a su en tirer tout le parti dans sa controverse aussi bien avec les musulmans qu’avec les nestoriens. Mais ces textes restent au service d’une doctrine que Yahyâ défend, et ils sont traités comme un texte philosophique; j’entends par là qu’une fois admise la véracité du texte biblique et l’immunité de ceux qui ont écrit les livres saints, Yahyâ peut se permettre d;appliquer les règles de la logique et du raisonnement afin de désarmer l’adversaire; c’est ce qu’il a fait avec maître à l’arrière-plan du chrétien qui défend sa foi, le philosophe qui s’est imposé au monde arabe au dixième siècle.

Copyright © 2017 BOULOS FEGHALI. SITE by OSITCOM ltd
Webmaster by P. Michel Rouhana OAM