Chapitre 12: Rachel mère de Joseph Marie, Mère de Jésus

Chapitre 12

Rachel, mère de Joseph

Marie, Mère de Jésus (1)

Quand saint Éphrem lisait la Bible, il s’émerveillait en disant : «  Que de symboles! Que de mystères! Il y en a tellement que je ne sais plus choisir. Il ressemble à quelqu’un qui,  se trouvant dans une forêt tonffue,  n’arrive plus à en sortir, tellement les arbres s’enchevêtrent ». C’est cela que nous ressentons quand nous parlons  de la vierge Marie, en la comparant à des personnages de l’Ancien Testament. Nous avons déjà mis en parallèle la figure de Marie et celle de Sarah, la mère des fidèles. Dans notre propos aujourd’hui, nous ciblons une autre figure, celle de Rachel, mère de Joseph, le sauveur d’Égypte, face à Marie, mère de Jésus, le sauveur du monde. La belle Rachel put être fière de son fils. Marie est la pleine de grâce et qui grandit (s’élève) par la grandeur de son fils. Telle est la perspective orientale où la femme puise sa personnalité au dépens de celle de son fils. Engageons-nous pour contempler Rachel et Marie comme deux femmes ayant devant les yeux leurs fils respectifs  Joseph et Jésus.

Trois points retiennent notre attention : Rachel est la belle qu’aima Jacob de manière particulière. Marie est la toute belle, la pleine de grâce. Rachel est choisie, préférée  à sa sœur Léa. Marie est choisie d’entre toutes les femmes. En fait, l’une et l’autre ont donné naissance à un sauveur, de là leur gloire.

La belle, la toute belle

Jacob quitte la maison paternelle et s’en va vers l’Orient « Qedem ». Il arrive  à « un puits dans la campagne » (Gn 29, 1-2). C’est là normalement que les jeunes filles sortent pour puiser de l’eau le serviteur d’Abraham « fait s’accroupir les chameaux… près du puits, à l’heure du soir (Gn 24, 11). C’est là qu’il rencontra Rébecca, la future femme d’Isaac. Et Moïse perdu dans le désert, par crainte de Pharaon, alla en « terre de Madian et s’assit près du puits » (Ex 2, 15). Il épousa Cippora.

Jacob vint auprès du puits. Il demanda : « D’où êtes-vous? » Et la réponse fut : « Nous sommes de Harran » (Gn 29, 4). Une seconde question : « Connaissez-vous Laban, fils de Nahor? »… On lui répond : « Voici sa fille Rachel qui arrive avec les moutons » (vv. 5-6).

Rachel arriva. Premier contact : Elle est sa parente. Ainsi Jacob saura où se diriger. Dès son arrivée à Harran, il trouve la femme que le Seigneur lui envoie. Son « aventure » ressemble à celle du serviteur d’Abraham qui trouve Rébecca auprès du puits.

Le texte biblique dit : « Jacob embrassa Rachel, il éleva la voix et pleura » (v. 11). Cette rencontre fut un thème pour Jacques de Saroug :

« Jacob se leva, il vit les troupeaux assoiffés, mais il n’avait pas assez de force pour soulever la pierre qui fermait le puits et leur donner à boire. Tandis qu’il était là, Rachel vint vers les brebis; dès qu’il la vit, Jacob retourna la pierre pour que boive le bétail… la vue de la beauté de Rachel le rendit en quelque manière plus fort; il put soulever l’énorme pierre et abreuver le troupeau. Sur le visage de Rachel, la figure de l’Église brillait comme pierres précieuses; et le juste Jacob, son époux, s’élança vers ce visage. (…) Il frémit (…) dès qu’il vit l’épouse mystérieuse, plus belle que ses compagnes. Tout le bétail put boire l’eau du puits grâce à Rachel, grâce à sa beauté, à son amour et à son charme »(2).

Rachel est belle. Pour elle, Jacob va travailler, non pas sept ans, mais deux fois sept ans. Double durée complète. Premier contrat entre le jeune homme et son oncle, entre Jacob et Laban. « Je te servirai sept ans pour Rachel, ta fille cadette » (Gn 29, 18). Pourquoi? « Jacob aimait Rachel ». Il avait comparé entre l’aînée qui s’appelait Léa, et la cadette : « Rachel était belle à voir et à regarder » (v. 17).

Sept années de service, c’est long! Pour un travail banal. Mais pour Rachel, elles « lui parurent quelques jours, tant il l’aimait » (v. 20). Il dit alors à son oncle : « Donne-moi ma femme. Mon temps est accompli et je voudrais aller vers elle » (v. 21).

Mais Laban donna Léa à Jacob. Trop tard pour s’apercevoir de la supercherie : « Ce n’est pas la coutume chez nous de donner la cadette avant l’aînée » (v. 26) dit Laban. C’est donc qu’il faut travailler « sept autres années ». A la fin il est dit : « Jacob vint aussi vers Rachel, et il aimait Rachel plus que Léa » (v. 30).

Celle-ci n’est pas belle à la différence de sa sœur. Et la beauté de Rachel se reflète sur Joseph, son fils. Quant il arriva en Égypte, on dit de lui : « Joseph était beau à voir et à regarder »(3). Cette beauté fut cause que la femme de Potiphar le désira.

Mais qu’est une beauté extérieure si elle n’est pas autant intérieure? Joseph était connu pour sa vertu lorsqu’il était au milieu de ses frères. Et en face de cette femme qui lui dit : « Couche avec moi » (Gn 39, 7), il répond : « Comment pourrais-je commettre un si grand mal et pécher contre Dieu? » (v. 9). Joseph ne se contente pas seulement de penser à son maître « qui a remis tous ses biens entre mes mains » (v. 8). Mais il pense surtout à Dieu. Il aurait pu profiter de sa beauté corporelle, d’autant plus que la femme de Potiphar parlait à Joseph chaque jour; mais « il ne l’écoutait pas » (v. 10).

Ici nous revenons à Jacques de Saroug :

« Ne pense pas, mon fils, qu’il y eut en Jacob une passion charnelle. Car, même en embrassant Rachel, il pleura en grande affliction. S’il avait éprouvé une passion des sens, il n’aurait pas versé de larmes, puisque la passion, par sa flamme, engendre l’allégresse. Mais les pleurs résultent des souffrances et des peines, et là où il y a des pleurs, il n’y a point de passion charnelle. Ce n’est donc pas de passion que brûlait Jacob, mais la souffrance des mystères du Fils de Dieu le tourmentait (…). En Rachel qu’il épousait, il voyait le symbole de l’Église. Aussi fallait-il qu’en l’embrassant,  il pleurât et souffrit, afin de préfigurer par son mariage les souffrances du Fils »(4).

*  *  *

Jacob nous renvoie au Christ, et Rachel à l’Église, et de là à Marie. Celle-ci n’est pas seulement belle, mais elle est toute belle. Et cela dans le verset du Cantique des Cantiques :

Tu es belle, ma compagne,

comme Tirça,

Magnifique comme Jérusalem,

Terrible comme ces choses insignes.

Détourne de moi tes yeux,

Car tes yeux m’ensorcellent(5).

Beauté fascinante chez celle qui est toute pure de cœur et d’âme, comparée à Tirça, capitale de Royaume du Nord avant Samarie. Quant au sens spirituel, elle plaît, on pourrait l’appeler, Plaisance. C’est en ce sens que le grec a traduit le mot hébreu hcrt eudokia. Le verbe est eudokew ou ce qui semble bon, ce qui satisfait. Telle fut la parole du Père lors du baptême de son fils(6). La « compagne » est comparée aussi à Jérusalem, la capitale du Royaume du Sud ; par son temple, elle indique la présence de Dieu au milieu de son peuple. Par Marie, Dieu est devenu « Emmanuel », Dieu avec nous.

La compagne de l’époux est belle, et l’époux ne cesse de le répéter dans le Cantique(7). Elle est belle et elle est forte. Personne ne pourrait se comparer à elle. Elle dépasse toutes les femmes, les plus belles, les plus connues, les plus hautes. Origène dit à ce sujet : « J’ai regardé la forêt de la terre entière  et toutes ses arbres, j’ai choisi une vigne unique ; j’ai contemplé les oiseaux au milieu des créatures, j’ai appelé un seul oiseau pour qu’il soit ma tourterelle »(8).

En ce sens, saint François de Salles dit : Ces paroles sont dignes de la Vierge Marie et d’elle exclusivement. « Seule Marie est arrivée à ce degré suprême dans l’amour de son «époux». Elle est une tourterelle unique de l’amour, de sorte que toutes les jeunes filles sont devant elles des corbeaux, non des colombes »(9).

Et je me permets de citer Saint Bonaventure :

« Considérons en Marie l’admirable fleur de la beauté de ses mœurs et de sa vie, et écoutons ce que Marie elle-même en dit : Mes fleurs deviennent des fruits de gloire et de beauté. Oh! Qu’elle est belle la fleur d’une vie vertueuse et honnête, la vie des bonnes mœurs et de la discipline. Mais ce n’est pas sans motif que l’Écriture dit, les fleurs parce qu’il y a autant de vertus qu’il y a des fleurs dans les mœurs; autant de fleurs d’une vie irréprochable, autant de vertus qui honorent la vie. Il est dit de ces fleurs dans Ct 2, 12 : Les fleurs ont paru sur notre terre. Il est encore dit de ces fleurs : Notre lit est semé de fleurs »(10).

Beauté de la Vierge! Mais où est-il dit que la Vierge fut belle? Dans la liturgie : « Tu es toute belle appelée `la pleine de grâce» (Lc 1, 28) : kecaritwmenh. C’est le participe parfait du verbe caritow (faire la grâce ou gratifier) : Il s’agit d’une action passée dont les effets sont toujours présents.

La racine c’est cariV dont le sens est: charme, amabilité, grâce. Ceci signifie que Marie est toute grâce. Et ce qui est intéressant, c’est de voir Jésus Christ en rapport avec cariV. Dans les textes lucaniens de l’enfance, il est dit de Jésus après la cérémonie de la purification (Lc 2, 22ss) que « l’enfant grandissait et se fortifiait tout rempli de sagesse, et la faveur de Dieu était sur lui » (v. 40). La faveur c’est charis; Il s’agit de la grâce de Dieu. Et après les retrouvailles au Temple, Luc redit le même refrain avec de petites variantes : cariV para qew, la grâce auprès de Dieu (v. 52). Et ce qui est dit ici à propos du Christ qui vit avec Marie et Joseph à Nazareth, Jean le répète quand il parle du Verbe « devenu chair » : « Cette gloire que, fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père » (Jn 1, 14). Ici nous avons l’expression plénière : plhrhV caritoV (pleine de grâce). Et par le Verbe de Dieu nous recevons carin anti caritoV, grâce en face de grâce, ou sur grâce (v. 16).

L’on comprend ici d’où vient la grâce que la Vierge Marie a reçue : de son Fils qui l’a préparée « avant la fondation du monde » (Ep 1, 4) pour être sa mère. Alors, peut-il y avoir femme plus belle que sa mère? La grâce qu’elle a pleinement reçue s’est manifestée même dans son apparence. Réferons-nous à un texte d’Éphrem :

« Dès lors, le Seigneur descendit d’une manière que lui seul connaît; il se mit en mouvement et vint comme il lui plaisait; il entra en elle sans qu’elle le ressente, et elle l’accueillit sans éprouver aucune souffrance. Elle portait en elle, comme un enfant, celui dont le monde était rempli. Il descendit pour être le modèle qui renouvellerait l’antique image d’Adam…

« En ce jour, Marie est devenue pour nous le ciel qui porte Dieu, car la Divinité sublime est descendue et a établi en elle sa demeure. En elle, Dieu s’est fait petit – mais sans amoindrir sa nature – pour nous faire grandir. En elle, il nous a tissé un habit avec lequel il nous sauvera. »(12)

Choisie, spécialement choisie

Sarah est la « choisie ». Le premier regard suffisait. Il y avait tant de « bergères » au puits, seule Rachel lui saisit le cœur.

Mais Jacob « le berger » est attiré par « la bergère ». Dès le début du Cantique (1.7), elle dit :

Explique-moi donc, toi que j’aime

Où feras-tu paître et reposer à midi,

Pour que je n’ai point l’air

d’une coureuse

Auprès des troupeaux de tes camarades.

La voilà qui court vers celui que « son âme » aime ; mais elle ne le sait pas. Alors ses compagnes lui disent :

Si tu ne le sais pas,

toi, la plus belle des fleurs,

Toi, sors sur les traces du bétail

Et fais paître tes biquettes

près des demeures des pâtres.

La réponse des « compagnes » est un peu « ironique », un peu critique et peut-être jalouse : ton berger est avec les autres bergers. Non, dit-elle, mon berger est différent, et si vous saviez ce qu’il a fait pour arriver jusqu’à moi. Mais avant d’en parler, selon le targum Néophiti, nous citons ce passage d’Origène dans son commentaire du Cantique :

« L’épouse a donné à l’époux un nom nouveau. Elle sait qu’il est le fils de l’amour, qu’il est plutôt l’amour lui-même, qu’il est Dieu. Elle rappelle son nom quand elle dit : celui que mon cœur aime. Elle ne dit pas : celui que j’aime, mais celui que mon âme aime ».

Dans le même sens, Grégoire de Nysse commente « celui que mon cœur aime » :

« C’est ainsi que je te nomme, car ton nom est au-dessus de tout nom. Il est inexprimable. Il est indicible. Ce nom révèle ta bonté envers moi; il montre l’amour de mon cœur envers toi. Comment ne t’aimerai-je toi qui m’as aimée lorsque j’étais noire ».

Et Origène de faire parler l’épouse :

« Je ne cherche pas à quel moment tu es parti : le soir, le matin, au coucher du soleil. Mais je cherche seulement le moment où tu seras en plein jour, en pleine lumière, dans la radiance de ta splendeur… Si tu ne me dis pas, je serai errante en tout lieu, je te chercherai et tomberai sur les troupeaux d’autres bergers. Mon visage rougira de honte devant les autres et je le  couvrirai: je suis une épouse très belle et je ne découvre mon visage qu’à toi, toi que j’ai depuis longtemps aimé ».

Si le berger est incomparable et la bergère inégalable, qu’a donc fait le berger pour venir à elle? Le Targum nous répond :

« Cinq prodiges ont été opérés pour notre père Jacob au temps où il sortit de Bersabée pour s’en aller à Harran. Premier prodige : les heures du jour furent abrégées et le soleil se coucha avant le temps, parce que le « verbe » brûlait de parler avec lui. Second prodige : les pierres que notre père Jacob avait prises et mises comme oreiller pour sa tête, quand il se leva le matin, il les trouva toutes (réunies) en une seule; c’est la pierre qu’il érigea en stèle et sur le sommet de laquelle il versa de l’huile. Troisième prodige : quand notre père Jacob se mit en marche pour aller à Harran, la terre rétrécit devant lui et il se trouva être à Harran. Quatrième prodige : la pierre que tous les bergers se sont  réunis pour la faire rouler de dessus la bouche du puits, sans parvenir (à la faire bouger), lorsqu’arriva notre père Jacob, il la souleva d’une seule main et il abreuva le troupeau de Laban, frère de sa mère. Cinquième prodige : quand notre père Jacob eut soulevé la pierre de dessus la bouche du puits, le puits se mit à déborder… ».

Voilà ce qui fut fait pour arriver à Rachel. La choisir parmi d’autres n’était pas une grosse affaire. Elle est si belle, face à Léa dont les yeux n’attiraient pas Jacob. Le texte biblique ne cesse de répéter l’amour de Jacob, malgré tous les efforts que fit Léa. Celle-ci donne à Jacob un premier fils. Voyant « qu’elle n’était pas aimée » (Gn 29, 31), elle l’appelle Ruben et dit : « Peut-être mon époux m’aimera » (v. 32). Avec le second fils, Siméon, elle se dit : « Oui, le Seigneur a perçu que je n’étais pas aimée » (v. 33). Avec Lévi, elle s’écrie : « Cette fois-ci, mon époux s’attachera désormais à moi puisque je lui ai donné trois fils » (v. 34).

Nous voyons en creux l’amour de Jacob pour Rachel qui ne lui a pas donné d’enfants jusque-là. Pour cela, elle dit à son mari : « Donne-moi des fils ou je meurs » (Gn 30, 1). Dans cette civilisation « antique », une femme qui ne donne pas d’enfants à son mari, était répudiée, mais Rachel est celle qui est aimée, celle à laquelle s’est attaché. Jacob l’a choisie et ne peut choisir une autre. Et son amour pour elle passe sur Joseph, le fils qu’elle aura après tant d’années.

*  *  *

Rachel est choisie, mais Marie est particulièrement choisie. Les filles du monde espéraient toutes avoir un fils, comme toute mère partout ailleurs. Mais les filles d’Israël le désiraient d’autant plus que ce fils pourrait être le Messie. A ce sujet Éphrem chante dans les Hymnes sur la Nativité (Hymne 9) :

7   A cause de toi

des femmes coururent

Après des hommes.

Tamar s’éprit D’un veuf

et Ruth aima

Un vieillard,

Rahab, elle aussi,

La preneuse d’hommes,

par toi fut capturée.

8   Tamar sortit

dans l’obscurité Déroba la lumière,

dans l’impureté Déroba la chasteté,

dans l’impudicité Entra furtivement

chez toi, ô Respectable

Qui fait des êtres chastes

avec des licencieux.

10 C’était chose sainte en effet

que l’adultère de Tamar

A cause de toi.

C’est de toi qu’elle était assoiffée.

Fontaine pure : Juda l’empêcha

De te boire.

La source altérée.

À ta fontaine a dérobé ton breuvage.

12 Que Ruth reçoive la bonne nouvelle, elle qui rechercha ta richesse

Moab entra chez elle.

Que Tamar se réjouisse

De ce que son Seigneur soit venu, elle dont le nom met en mémoire.

Le Fils de Marie,

et dont le vocable même

Était à ton adresse un cri

pour que tu vinsses à elle!

Éphrem se remémore les femmes de l’Ancien Testament qui furent enceintes d’une manière peu ordinaire. Mais ce qu’elles voulaient au fond de leur cœur, sans le savoir, c’était le Messie. Elles firent un grand effort, ne craignirent pas d’être appelées « prostituées », bravèrent le danger, surtout Tamar qui faillit être brûlée. Quant à Marie, pas besoin d’effort. Dieu l’a choisie entre toutes les femmes. Celles-ci ont désiré. Marie a reçu. Aussi osa-t-elle chanter à son fils dans l’hymne ci-haut cité :

Quelle mère oserait dire à son fils

En guise de prière :

« Espérance de ta mère! »

En tant que Dieu.

« Mon bien-aimé, mon enfant! »

En tant qu’homme?

C’est dans la crainte et dans l’amour

Qu’il sied à ta mère

de se tenir devant toi.

Et dans l’hymne XI, Marie chante son Fils :

Ta mère, Seigneur, personne ne sait

Comment l’appeler.

L’appelle-t-on « Vierge »?

En fait, elle a un fils.

« Mariée »? Nul homme ne l’a connue. Et si ta Mère

Ne peut être comprise,

Toi, qui pourrait te comprendre!

Car elle est ta Mère, toute seule ;

Et ta sœur avec tous,

Elle te fut Mère,

Elle te fut sœur,

de même ton épouse,

Avec les vierges pures.

En tout Tu l’as ornée,

toi qui de ta Mère es la beauté.

Quand Marie vint chez Élisabeth, celle-ci s’écria : « Tu es bénie entre toutes les femmes ». Et pourquoi? A cause du fruit de tes entrailles. En ce sens, Nicolas Cabasilas dira dans une de ses homélies :

« Ô bienheureuse, qui trouvera les mots capables d’égaler ta justice et les bienfaits que tu as reçus du Seigneur, et ceux que tu as prodigués à toute l’humanité? Quand bien même, comme dirait saint Paul, il parlerait les langues des hommes et des anges (1Co 13, 1). Je pense aussi que c’est aussi une part du bonheur éternel réservé aux justes, que de connaître tes privilèges et de les publier aussi bien que tu les mérites. Car cela fait également partie des choses que l’œil n’a pas vues, que l’oreille n’a pas entendues (1Co 2, 9) et que, selon saint Jean, l’immortel, le monde lui-même ne pourrait comprendre»
(ou: contenir)
(Jn 21, 25).

Marie incomparable, Marie choisie et particulièrement choisie. Rachel, en face d’elle, présente une pâle figure; et malgré cela, elle reste une figure. Si l’Ancien Testament est incomplet et le Christ est venu l’accomplir, la figure de Rachel reste une ébauche de ce que sera Marie. La grandeur de Rachel vint surtout de ce qu’elle fut la mère de Joseph, celui qui sauva  de la faim et l’Égypte et le monde méditerranéen. Mais la grandeur de Marie fut de loin supérieure, son Fils est le Sauveur; à côté de son salut, pâlissent tous les saluts que l’humanité a pu connaître.

Mère d’un sauveur, Mère du Sauveur

Si Sarah fut la mère d’un sauveur parmi d’autres sauveurs que l’humanité a connus, Marie fut la mère du Sauveur, comme dit saint Pierre lors de sa comparution avec Jean devant les autorités juives : « Il n’y a aucun salut ailleurs qu’en lui, car aucun autre nom n’est offert aux hommes, sous le ciel et qui soit nécessaire à notre salut » (Ac 4, 12).

A ce  niveau s’impose une remarquable comparaison entre Joseph et Jésus, que nous lisons dans les Exposés d’Aphraate :

Joseph persécuté, c’est l’image de Jésus persécuté : Joseph, son père, le revêtit d’une tunique à manches (Gn 37, 3); Jésus, son Père le revêtit d’un corps pris à la Vierge.

Joseph, son père l’aimait plus que ses frères; Jésus est le bien-aimé et le préféré de son Père.

Joseph eut des visions et des songes; Jésus accomplit les visions et les prophètes.

Joseph était pasteur avec ses frères; Jésus est le chef des pasteurs.

quand le père de Joseph l’envoya rendre visite à ses frères (Gn 37, 13-18), ceux-ci le voyant venir, projetèrent de le tuer; quand le Père de Jésus l’envoya rendre visite au monde, ceux-ci dirent : Voici l’héritier, venez, tuons-le (Mt 21, 38).

Les frères de Joseph le jetèrent dans une citerne; les frères de Jésus le firent descendre chez les morts.

Joseph remonta de la citerne (Gn 32, 28); Jésus remonta d’entre les morts.

Remonté de la citerne,  Joseph reçut pouvoir sur ses frères; Jésus,  ressuscité d’entre les morts, son Père lui donna un grand et supérieur nom (Ph 2, 9), pour que ses frères lui soient soumis et ses adversaires placés sous ses pieds (Ep 1, 22).

Joseph, s’étant fait reconnaître à ses frères, ceux-ci rougirent, tremblèrent et furent stupéfaits de sa grandeur (Gn 45, 3); Jésus, quand il viendra aux derniers temps pour être révélé dans sa grandeur, ses frères qui l’ont crucifié, rougiront, trembleront et seront effrayé devant lui.

Joseph, sur le conseil de Juda (Gn 37, 26) fut vendu à l’Égypte; Jésus, par la main de Judas Iscariote, fut livré aux Juifs.

Joseph n’octroya aucun mot à ses frères quand ils le vendirent; Jésus ne parla, n’accorda aucun mot aux juges qui le jugeaient.

Joseph, c’est indûment que son maître le livra à la prison; Jésus c’est indûment que les fils de son peuple le condamnèrent.

Joseph livra ses deux vêtements, l’un aux mains de ses frères et l’autre aux mains de la femme de son maître; Jésus livra ses vêtements et les soldats se les partagèrent.

A l’âge de trente ans, Joseph se tint devant Pharaon (Gn 41, 46) et devint maître de l’Égypte; Jésus, âgé d’environ trente ans, vint au Jourdain pour y être baptisé (Lc 3, 23),  reçut l’Esprit et sortit pour prêcher.

Joseph fournit du pain aux Égyptiens ; Jésus fournit le pain de vie au monde entier.

Joseph prit (pour femme) la fille du prêtre impie et idolâtre (Gn 37, 50); Jésus se fit amener l’Église venant des peuples impurs.

Joseph mourut et fut enterré en Égypte; Jésus mourut et fut enterré à Jérusalem.

Les  frères de Joseph  firent remonter  ses ossements de l’Égypte ; Jésus, son Père le ressuscita d’entre les morts et fit remonter son corps incorruptible auprès de lui, dans les cieux. »

J’ai tenu à citer tout ce passage, quoique long, parce qu’il présente une image de la typologie syriaque qui n’est pas propre à Aphraate et qui donne une série de douze types de Jésus dans l’Ancien Testament mais qu’on lit aussi chez saint Éphrem et  chez saint Jacques de Saroug.

Dans le verset suivant, nous lisons l’Hymne IV sur la Nativité : Joseph donne du blé qui s’épuise, mais le pain de Jésus est inépuisable :

86 Joseph avait rempli

D’innombrables greniers,

Mais ils furent vidés, épuisés

En temps de famine.

87 Un seul épi de la vérité

A donné du Pain,

Le Pain céleste

Qui est infini. (op. cit., p. 82)

Les grands thèmes sont là : Joseph sauva de la famine ses frères et même l’Égypte. Se faisant reconnaître à ses frères, il leur dit : « Ne vous affligez pas maintenant et ne soyez pas tourmentés de m’avoir vendu ici, car c’est Dieu qui m’y a envoyé avant vous pour vous conserver la vie » (Gn 45, 5). Et Jésus sauva le monde, alors que Judas, l’un des douze, le vendit.

Joseph pardonna à ses frères qui avaient toujours peur d’une vengeance retardée. Ils dirent : « Si Joseph allait nous traiter en ennemis et nous rendra tout le mal que nous lui avons causé ! » (Gn 50, 15). Mais Joseph est loin de là : « Ne craignez point. Suis-je en effet à la place de Dieu? Vous avez voulu me faire du mal, Dieu a voulu en faire du bien… » (v. 18-19).

C’est là une image lointaine de Jésus, qui, malgré tous les sarcasmes des juifs, lance sa prière vers le ciel : « Père, pardonne-leur, ils ne savent ce qu’ils font. » (Lc 23, 34)

A côté de Jésus était Marie, depuis le début, quand le vieillard Siméon lui prédit : « Toi-même, un glaive te transpercera l’âme » (Lc 2, 35). Et cela jusqu’à la fin de sa vie terrestre, au pied de la Croix. Il est dit : « Près de la croix de Jésus se tenaient debout, sa mère, la sœur de sa mère, Marie femme de Clopas et Marie de Magdala » (Jn 19, 25).

Rachel aussi eut à souffrir d’avoir attendu Joseph mais elle ne verra pas sa gloire. En effet, elle meurt en mettant au monde Benjamin, qu’elle appelle « le fils de mon labeur » (Gn 35, 19). Elle ne suivit pas Joseph dans son humiliation, comme Jacob, cela lui épargna un peu de souffrance.

Rachel était stérile comme tant de femmes dont le fils jouera un grand rôle dans l’Ancien Testament. Éphrem chante dans l’Hymne VIII : 15:

Anne, avec des larmes amères,

Demanda un enfant;

Sarah et Rébecca

Avec vœux et serments;

Élisabeth aussi,

Avec sa prière, après un long délai

De tourments, fut enfin consolée.

Ces femmes furent joyeuses quand elles eurent un enfant : Samuel, Isaac, Rébecca. Rachel fut dans leur lignage :

14 Rachel, à grands cris, dit à son époux :

« Donne-moi des enfants ». Bienheureuse Marie!

Sans qu’elle l’ait demandé,

Tu as habité en son giron.

Chastement, ô Don,

Qui toi-même te répands

en ceux qui te reçoivent.

Et Éphrem de poursuivre pour montrer la différence entre Marie et toutes les femmes :

16 Bienheureuse Marie qui, sans vœu

Ni prière, en sa virginité,

A conçu et enfanté le Seigneur

De tous les fils de ses compagnes qui furent et qui seront

Purs justes, prêtres et rois.

17 Quelle mère bercerait son fils

en son sein

Comme Marie? Quelle mère oserait

Appeler son enfant

« Fils de l’Auteur (du monde)

Fils du Créateur »?

Quelle mère a jamais appelé son fils : « Fils du Très-Haut? »

Et pour terminer les éloges de celle qui fut la Mère de Dieu, tout en étant vierge, nous citons d’abord saint Cyrille d’Alexandrie, le grand défenseur d’Éphèse :

« Comment donc est-il devenu égal à nous? En prenant corps de la Vierge Marie, un corps non pas inanimé mais informé (éclairé) par une âme spirituelle. C’est ainsi qu’il est sorti de sa mère comme un homme véritable, mais sans péché. En vérité, et non en apparence ou en imagination. Ne perdant certes pas sa divinité, et ne rejetant pas ce qu’il avait toujours été, ce qu’il est et ce qu’il sera : Dieu.

« C’est pourquoi nous disons que la Vierge sainte est la Mère de Dieu. »

Nous remarquons ici combien Saint Cyrille pèse ses mots face à ceux qui croient que Jésus a pris de Marie un (corps) inerte, non imaginaire, comme n’importe quel corps d’un homme véritable. Celle qui est la mère de Jésus est la mère de Dieu. Cette ligne est suivie par Basile de Séleucie (+ 459), dont l’homélie parle uniquement de la Mère de Dieu.

« Le créateur de l’univers, le Tout-Puissant, né de la Vierge Mère de Dieu, s’est uni à la nature humaine; il a pris une chair vraiment dotée d’une âme, et il n’a connu aucune faute : Il n’a jamais commis de péché ni proféré de mensonge (1P 1, 22).

« Corps très saint qui a abrité le Seigneur! C’est en Marie qu’a été annulé le constat de notre péché; c’est en elle que Dieu s’est fait homme tout en restant Dieu. Il a voulu se soumettre à cette grossesse et il s’est abaissé à naître comme nous; sans abandonner le sein du Père, il était comblé par les caresses de sa mère.

« Est-il nécessaire de faire intervenir tout ce qu’ont dit les prophètes qui ont annoncé la venue du Christ qui naîtra de la Mère de Dieu? Quelle voix serait assez sublime pour entonner des hymnes convenant à sa dignité? De quelles fleurs lui tresserons-nous la couronne qui lui est due? Car c’est d’elle qu’a germé la fleur de Jessé (cf. Is 11, 1) qui a couronné notre race de gloire et d’honneur.

« Quels présents dignes d’elle lui offrirons-nous, quand tout ce qu’il y a dans le monde est indigne d’elle? Car, si saint Paul dit des autres saints, Le monde n’en était pas digne (He 11, 28), que dirons-nous de la Mère de Dieu qui resplendit au-dessus de tous les martyrs autant que le soleil brille plus que les étoiles? »

Conclusion

Deux visages, l’un prépare l’autre. Si Rachel fut belle, Marie fut la toute belle. Et de quelle beauté, spirituelle en premier lieu! Si Rachel fut choisie par un homme, et la préférée par rapport à sa sœur et à ses compagnes, les « bergères », Marie fut la préférée parmi toutes les femmes. Elle fut choisie depuis que le Fils a décidé de visiter notre terre, c’est-à-dire avant la fondation du monde. Si le Verbe est le « Premier né de toute créature » (Co 1, 15), aurait-il pu venir au monde sans une mère? Pour cela, les mystères ont appliqué à Marie le texte des Proverbes qui parle de la sagesse « qui était là » (Pr 8, 27) lorsque le Seigneur créait les cieux et la terre. Enfin, si Rachel fut éminente par son fils, appelé « Père de Pharaon, maître de toute sa maison et régent de tout le pays d’Égypte » (Gn 45, 8), combien plus Marie, par son fils « en qui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les êtres invisibles, Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs » (Co 1, 16). Tout au long de l’histoire on a voulu abaisser Marie qui est à la fois Vierge et Mère. Le Talmud raconte qu’elle eut un enfant adultère avec un soldat romain! Quelle aberration! Cette tradition orale ne peut s’élever à une réflexion humaine. Comment peut-elle s’élever au niveau de la révélation? Des hérétiques ont prétendu que Marie fut un simple tuyau par où le Christ est sorti : réaction passive et non active! Et pourquoi le Seigneur a-t-il attendu qu’elle dise : je suis la servante du Seigneur? D’autres ont dit qu’elle eut d’autres enfants que Jésus, ainsi elle devient une femme comme toutes les femmes! Mais Marie est différente des femmes car son fils est différent de tous les enfants des hommes. Pour cela elle pourra emprunter la bouche de Ben Sirach pour s’adresser à chacun d’entre nous : « Venez à moi, vous qui me désirez, et rassasiez-vous de mes fruits » (Si 24, 19). Car le fruit de Marie, c’est Jésus-Christ.

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